L’Église indivise du premier millénaire
Deux faits importants ont marqué les trois premiers siècles de l’Église : l’expansion remarquable du christianisme à travers l’Empire romain, et la persécution féroce des chrétiens à certaines périodes, jusqu’à la proclamation de l’Édit de Milan en l’an 313. Les apôtres et leurs successeurs immédiats ont fondé de nombreuses églises dans les principales villes de l’Empire romain. Dans chaque ville il y avait une communauté chrétienne de base, présidée par un évêque, ces derniers nommés à l’origine par les apôtres, et qui étaient aidés par des presbytres et des diacres. Ce type d’organisation au triple ministère était déjà bien établi vers la fin du Ier siècle ; il en est fait mention dans les lettres écrites vers l’an 107 par saint Ignace, évêque d’Antioche, alors qu’il se rendait à Rome où il devait être martyrisé. Saint Ignace était le premier à exprimer clairement que la communauté chrétienne locale est l’Église, idée qui reste au cœur de la conception orthodoxe de l’Église.
Pendant cette première période, la préoccupation principale les chrétiens était avant tout la célébration de la foi, ainsi que le témoignage de cette foi dans un environnement souvent hostile. Les premiers exposés de la foi chrétienne ont été écrits dès le IIe siècle – ceux d’Irénée de Lyon, de Justin, de Clément d’Alexandrie, d’Origène, de Tertullien, souvent par nécessité d’expliquer la foi par rapport au paganisme et aux philosophies hellénistes à l’extérieur de l’Église, et de la préciser par rapport aux enseignements erronés qui la menaçaient de l’intérieur. Mais c’est après l’Édit de Milan de l’Empereur Constantin en l’an 313 que les grandes controverses doctrinales ont secoué l’Église, et ceci pendant des siècles. Comme nous l’avons noté en parlant des principales doctrines élaborées par les sept Conciles œcuméniques, l’Église a conservé la » foi véritable » en posant et en défendant les dogmes nécessaires à la foi. Ceci n’a pas été accompli sans problème, car certaines parties de l’Église n’ont pas accepté toutes les décisions des Conciles. La première fragmentation importante de l’Église a eu lieu au IVe et Ve siècles, à la suite des controverses christologiques. L’Église de Perse est devenue nestorienne et la communion a été rompue entre les Églises » chalcédoniennes » (Rome et Byzance) – qui ont accepté les décisions du Concile de Calcédoine en 451 – et les Églises » non- (ou pré-) chalcédoniennes » : les Églises d’Arménie, de Syrie (l’Église jacobite), d’Égypte (l’Église copte), d’Éthiopie et des Indes.
Pendant les premiers siècles, le christianisme, universel dans sa mission, s’exprimait dans trois cultures majeures : sémitique ou » orientale « , grecque et latine. La première grande scission de l’Église a presque entièrement retranché les Sémites et les autres Orientaux, laissant les Grecs et les Latins. Pendant cette période, Grecs et Latins formaient une seule Église, témoignant du message évangélique dans leurs sphères respectives et luttant contre les hérésies – dont la plupart, ont surgi dans le monde grec, fortement influencé par les philosophies hellénistes. Il est notable, par exemple, que les papes de Rome aient soutenu la doctrine orthodoxe dans la longue et parfois sanglante querelle des icônes, qui ne touchait guère l’Occident.
Pendant le premier millénaire de l’ère chrétienne, l’Église entière était essentiellement » orthodoxe « . Il y avait certainement des différences importantes entre l’Église d’Orient et l’Église d’Occident, mais elles ont été en communion pendant de longs siècles. La conception orthodoxe de la structure de l’Église, fondée sur les évêques en tant que chefs des églises locales, était, et demeure, une collégialité des têtes des cinq Églises principales : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem, la » pentarchie » dont l’ordre de préséance reflétait l’importance des Églises. En pratique, les Églises étaient très autonomes les unes par rapport aux autres, mais l’Église de Rome, a peu à peu, pour des raisons à la fois politiques et ecclésiales, consolidé son autorité sur l’Église d’Occident, affirmant la suprématie du pape, en tant qu’évêque de Rome et successeur de saint Pierre, au détriment de l’autorité et de l’autonomie des évêques en Occident.
Le schisme entre l’Orient et l’Occident
Aux différences linguistiques, politiques et sociales des parties orientale et occidentale de l’ancien Empire romain sont venues s’ajouter des différences théologiques et ecclésiales. Les raisons profondes de la séparation des deux parties de l’Église, et qui seules en expliquent la durée, sont proprement religieuses. C’est d’abord la question déjà évoquée de la procession du Saint-Esprit, le Filioque. Cependant, la cause principale du schisme était en fait la question de l’autorité du pape. Les papes de l’époque (IXe-Xe siècles) tentaient de transformer une primauté d’honneur, une » présidence d’amour » au sein des Églises locales, en un pouvoir juridique direct sur toutes les Églises, au mépris des droits traditionnels des évêques et des patriarches des autres Églises. Au XIe siècle, la réforme grégorienne, visant à libérer la papauté des empereurs francs et l’Église des féodaux, a voulu soumettre directement au pape non seulement les évêques, mais aussi les rois – et dans ce contexte a revendiqué l’infaillibilité du souverain pontife, doctrine occidentale qui sera dogmatisée par le Concile Vatican I en 1870.
En 1054, une délégation du Pape Léon IX envoyée à Constantinople pour négocier une alliance politique et une union des Églises dépose sur l’autel de Sainte Sophie, l’Église impériale de Constantinople, une sentence d’excommunication du Patriarche Michel Cérulaire, qui à son tour excommunie le Pape. Les excommunications réciproques ne seront levées qu’en 1965 par le Pape Paul VI et le Patriarche Athenagoras I, lors d’une rencontre historique à Jérusalem.
En 1204, l’irréparable est consommé : la IVe croisade, déviée de la Terre Sainte par les Vénitiens pour des raisons commerciales et politiques, se rue sur Constantinople, la ville est mise à sac, les icônes et les reliques vandalisées ou volées, une prostituée est placée sur le trône patriarcal, un Vénitien est nommé patriarche de Constantinople et un Latin devient empereur de Byzance. En 1261 les empereurs latins sont écartés de Byzance, qui redevient l’Empire byzantin, héritier de la civilisation grecque et gardien de la foi orthodoxe. Cependant, cette ingérence latine dans l’Empire byzantin lui a porté un coup mortel, et il s’écroule lentement devant le pouvoir grandissant des musulmans turcs venus d’Asie.
L’Orthodoxie après le schisme
Déjà aux IXe et Xe siècles, Byzance est devenu missionnaire en Europe orientale, du Caucase aux Carpates et jusqu’au cercle polaire. Les saints Cyrille et Méthode ont traduit la Bible et la liturgie en slavon pour les Moraves, donnant aux peuples slaves une langue écrite, qui constitue aujourd’hui encore la langue liturgique de plusieurs des peuples slaves. Les Bulgares et les Serbes ont été baptisés au IXe siècle et les Russes de la principauté de Kiev en l’an 988. Byzance a organisé les nouvelles Églises en métropolies largement décentralisées, mais dont l’évêque principal ou métropolite est consacré par le patriarche de Constantinople. Avec la destruction de la Rus-Kiev par les Mongols et le repliement des populations dans les forêts du nord-est, l’Église russe devient la gardienne de l’âme nationale. Au XIVe siècle, saint Serge de Radonège restaure le monachisme dans un esprit de service évangélique. Les monastères se multiplient, chacun devenant un centre de culture chrétienne et l’iconographie orthodoxe connaît un de ses apogées, en particulier au XVIe siècle, avec les grands centres de Novgorod, Moscou et Pskov.
L’Église russe à son tour devient missionnaire, convertissant de nombreux Mongols et les tribus finnoises du Nord. Les missionnaires orthodoxes ont atteint Pékin en 1714, puis les Îles aléoutiennes et l’Alaska à la fin du XVIIIe siècle – origine de l’Orthodoxie en Amérique du Nord.
À partir du XIIIe siècle les empereurs byzantins cherchaient à se rapprocher de Rome pour des raisons politiques, afin d’obtenir l’aide militaire de l’Occident contre le pouvoir turc qui menaçait l’Empire. C’est dans ce contexte que les représentants orthodoxes aux Conciles de Lyon (1274) et de Ferrare-Florence (1438-39), poussés par l’empereur, ont capitulé devant les prétentions romaines en ce qui concerne l’autorité du pape et le filioque. Mais les conclusions de ces Conciles ont été rejetées par le peuple et le clergé, qui sont restés fidèles à la foi orthodoxe. En 1453 les Turcs s’emparent de Constantinople, c’est la fin de l’Empire byzantin et la Russie devient le rempart de l’Orthodoxie.
Sous l’Empire ottoman, l’Église est à la fois persécutée et tolérée ; les quatre patriarcats traditionnels de Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem, ont connu une existence précaire pendant des siècles. En même temps, les grands centres de spiritualité orthodoxe, en particulier les monastères de Sainte-Catherine au Sinaï et ceux de la » Sainte Montagne « , le Mont Athos en Grèce, continuaient de rayonner même sous la domination musulmane. La Grèce a été libérée du joug ottoman en 1832, la Bulgarie et la Serbie en 1878 et leurs Églises deviennent autocéphales. Au XXe siècle, l’Église de Grèce connaît une véritable renaissance spirituelle, avec des mouvements religieux comme Zoé et Soter et des théologiens éminents, tels que Christos Yannaras, Panayotis Nellas et Jean Zizoulias.
C’est à partir de la Sainte Montagne qu’a eu lieu ce qu’on appelle le » renouveau philocalique » de la spiritualité orthodoxe au XIXe et au XXe siècle. En 1782, un moine du Mont Athos, saint Nicodème l’Hagiorite, et l’évêque de Corinthe, Macaire, publient à Venise une monumentale Philocalie ( » amour de la beauté « ), un florilège de textes spirituels dans la grande tradition hésychaste remontant aux Pères du Désert des IVe et Ve siècles, passant par les grands spirituels de l’Église d’Orient jusqu’au XIVe siècle. Traduite par un moine Ukrainien fixé en Moldavie, saint Païssi Velitchkovsky, la Philocalie slavonne, puis russe, devient la source de la renaissance spirituelle de l’Église russe au XIXe siècle. Cette renaissance puise ses racines dans l’hésychasme, notamment la prière de Jésus, et atteint un apogée dans des personnages tels que saint Séraphim de Sarov et les saints starets du monastère d’Optino. Ce renouveau philocalique est l’inspiration du fameux » pèlerin russe » et il continue à influencer non seulement le monde orthodoxe, mais aussi l’Occident. (Nous reviendrons sur l’hésychasme dans les sections sur la prière.)
Au XXe siècle, toute la violence de l’athéisme et du matérialisme modernes s’est déchargée sur l’Église russe après la révolution bolchevique de 1917, puis sur les Églises orthodoxes de plusieurs pays de l’Europe de l’Est à partir de 1945. De 1918 à 1941, l’Église russe a subi une des persécutions les plus terribles qu’ait connu le monde chrétien, avec des martyrs par dizaines voire centaines de milliers. La plupart des églises, les monastères et les séminaires ont été fermés, toute catéchèse interdite, le patriarcat a été suspendu en 1925 et une bonne partie de la hiérarchie s’est soumise à l’état communiste. Pendant la deuxième guerre mondiale, Staline a » normalisé » les relations avec l’Église, beaucoup d’églises ont été rouvertes, ainsi que des monastères, séminaires et académies de théologie. Une nouvelle période de persécution, non sanglante mais asphyxiante, s’est abattue sur l’Église entre 1960 et 1964 et puis encore entre 1979 et 1985. Ce n’est que suite à la chute du régime communiste sous Gorbatchev, à la fin des années 1980, que l’Église russe est sortie de l’ombre dans laquelle elle a vécu pendant 70 ans.
La rencontre de l’Orthodoxie et de l’Occident
Les Églises orthodoxes, longtemps isolées des mouvements religieux en Occident – le schisme occidental de la Réforme était longtemps considéré comme une question qui ne les concerne pas – se sont jointes à la globalisation des discussions religieuses depuis les années cinquante. La présence de nombreuses communautés orthodoxes en Occident, la formation du Conseil œcuménique des Églises en 1948, la tenue du Concile Vatican II en 1964-68, la restauration de la liberté religieuse dans les anciens pays communistes, ont été autant d’occasions pour le monde orthodoxe de prendre conscience de lui-même et de se définir par rapport aux autres confessions chrétiennes. Les principales Églises orthodoxes ont par exemple participé au Conseil œcuménique des Églises, même si elles avaient des réserves quant à ses tendances spirituelles et sociales – réserves qui récemment ont obligé certaines des Églises orthodoxes à reconsidérer leur adhésion au Conseil œcuménique.
Un des grands événements spirituels du XXe siècle était la rencontre de l’Orthodoxie et de l’Occident, grâce surtout à la présence en Occident de la diaspora orthodoxe, ukrainienne, russe et grecque surtout, mais aussi roumaine, serbe et arabe. Il y avait déjà à la fin du XIXe siècle une présence importante d’immigrants orthodoxes en Europe occidentale et en Amérique du Nord. La première guerre mondiale a déclenché l’arrivée massive réfugiés grecs chassés de la Turquie. À partir de 1920 ont déferlé des vagues d’émigrés russes, chassés de leur patrie par la révolution bolchevique. Parmi eux, l’élite de l’intelligentsia russe s’est établie principalement en France. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, des Roumains, Bulgares et Serbes se sont ajoutés à une deuxième vague d’émigrés russes. Depuis la crise libanaise, de nombreux Arabes chrétiens en provenance du Liban et de la Syrie se sont établis en Europe et en Amérique du Nord. De nos jours, une troisième vague d’immigration russe, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, vient augmenter la présence dans les pays occidentaux de populations issues de la tradition orthodoxe.
Les immigrants des pays de tradition orthodoxe apportent avec eux non seulement la foi et la pratique orthodoxes, mais aussi leurs Églises nationales, qui se trouvent implantées dans les pays d’accueil. D’importantes écoles de théologie ont été fondées, notamment l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris et le Séminaire Saint-Vladimir à New-York. Parmi les représentants éminents de l’ » école de Paris » figurent les théologiens Vladimir Lossky, Georges Florovsky, Léonide Ouspensky, Paul Evdokimov, Jean Meyendorff et Alexandre Schmemann. Ces deux derniers se sont établis au Séminaire Saint-Vladimir à New-York.
À partir de la fin des années 1920 apparaissent des » Orthodoxies occidentales « , des paroisses utilisant les langues occidentales comme langues liturgiques. Celles-ci ont été créées à la fois par l’implantation progressive dans les pays d’accueil des immigrants et de leurs descendants, et par la conversion d’Occidentaux » de souche « . La première Liturgie célébrée en français remonte à 1927 et la première paroisse francophone a été fondée à Paris en 1928. Ainsi se sont formées des paroisses et des diocèses utilisant le français, l’anglais, l’allemand etc. comme langues liturgiques. La plupart de ces diocèses demeurent sous la juridiction des Patriarcats et Églises dont elles sont issues (Constantinople, Antioche, Roumanie, Serbie…). Cependant, en 1970, le Patriarcat de Moscou a accordé l’autocéphalie à ses diocèses en Amérique du Nord, qui sont devenus l’Église Orthodoxe en Amérique.
La présence des populations d’immigrants de tradition orthodoxe en Occident permet depuis plus d’un siècle un contact véritable entre les deux grandes traditions du christianisme. Les chrétiens occidentaux peuvent découvrir les traditions spirituelles soigneusement transmises et enrichies pendant des siècles dans l’Église orthodoxe, la Liturgie byzantine, les icônes, la spiritualité hésychaste, la prière de Jésus, et une théologie demeurée fidèle aux enseignements des Pères et des Conciles œcuméniques.
Pour aller plus loin
Clément, Olivier, L’Église orthodoxe. PUF (Que Sais-Je), 1998.
Meyendorff, Jean, L’Église orthodoxe hier et aujourd’hui. Seuil, 1995.
Ware, Timothy (Mgr Kallistos Ware), L’Orthodoxie : L’Église des sept conciles. Desclée de Brouwer, 1998.
Histoires de l’Église, par exemple :
Daniélou, Jean, et Irénée Henri Marrou, Nouvelle histoire de l’Église, 1963-1975.
Knowles, M.D. et D. Oboleviski, Nouvelle histoire de l’Église, 1968.
Mayeur, J.M., et al., Histoire du christianisme, des origines à nos jours, 1990-1995.
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Dernière mise à jour : 20-12-01
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