Le Grand Carême : Ascèse et Liturgie dans l’Église orthodoxe,Extrait d’Alexandre Schmemann,

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LES DEUX SIGNIFICATIONS DE LA COMMUNION

De toutes les règles liturgiques concernant le Carême, une surtout est d’importance décisive pour sa compréhension. Étant particulière à l’Orthodoxie, elle se trouve être une clé qui introduit à sa tradition liturgique. Cette règle est celle qui interdit la célébration de la Divine Liturgie les jours de semaine en Carême. Les rubriques sont claires : en aucune circonstance on ne peut célébrer la Divine Liturgie du lundi au vendredi en Carême, sauf une exception : la Fête de l’Annonciation, si elle tombe une de ces jours-là. Les mercredis et vendredis, cependant, un office de communion est prescrit le soir ; on l’appelle Liturgie des Présanctifiés.[…] Il est important d’expliquer plus en détail le sens de cette règle, qui transcende le cadre du Carême et éclaire le tradition liturgique orthodoxe toute entière.

Pour tout dire, nous avons ici l’expression et l’amplification d’un principe liturgique fondamental : l’incompatibilité de l’Eucharistie avec le jeûne. Mais pour comprendre le sens de ce principe, il faut commencer non par le jeûne, mais par l’Eucharistie. Dans la tradition orthodoxe, profondément différente en cela de la théologie eucharistique du Catholicisme occidental et de sa pratique, l’Eucharistie a toujours conservé son caractère festif et joyeux. C’est avant tout le sacrement de la venue du Christ et de sa présence parmi ses disciples, et par la suite, en un sens très réel, la célébration de sa Résurrection. En vérité, c’est la venue et la présence du Christ dans l’Eucharistie qui est pour l’Église la ” preuve ” de sa Résurrection. C’est la joie et la brûlure du coeur ressenties par les disciples sur la route d’Emmaüs, quand le Christ se révéla à eux dans la fraction du pain (Lc 24,13-35), qui sont pour l’Église la source éternelle de la connaissance ” expérimentale ” et ” existentielle ” de la Résurrection. La Résurrection, en effet, personne ne l’a vue, et cependant les disciples y ont cru, non parce que quelqu’un le leur avait enseigné, mais parce qu’ils virent le Christ ressuscité quand, les portes étant fermées (Jn 20,19), il apparut parmi eux et partagea leur repas.

L’Eucharistie est toujours cette même venue et cette présence, cette même joie et cette ” brûlure du coeur “, cette même certitude suprarationnelle, et cependant absolue, que le Seigneur ressuscité se fait connaître à la fraction du pain. Et cette joie est si grande que, pour la primitive Église, le jour de l’Eucharistie n’était pas un jour parmi d’autres, mais le Jour du Seigneur, un jour déjà au-delà du temps, car, dans l’Eucharistie, le Royaume de Dieu faisait déjà irruption. À la Dernière Cène, le Christ lui-même dit à ses disciples qu’il leur accordait le Royaume, de sorte qu’ils ” mangent et boivent à sa table, dans son Royaume ” (cf. Lc 22,30). Puisqu’elle est la présence du Seigneur ressuscité, l’Eucharistie est donc la participation au Royaume qui est joie et paix dans le Saint-Esprit (Rm 14,17). La communion est la ” nourriture d’immortalité, le ” pain céleste “, et s’approcher de la sainte Table, c’est véritablement monter au ciel.

L’Eucharistie est ainsi la fête de l’Église ou mieux encore : l’Église-Fête, réjouissance en la présence du Christ, anticipation de la joie éternelle du Royaume de Dieu. Chaque fois que l’Église célèbre l’Eucharistie, elle est ” chez elle ” – au ciel. Elle monte là où le Christ est monté, afin de nous faire ” manger et boire à sa table, dans son Royaume… ” On comprend alors pourquoi l’Eucharistie est incompatible avec le jeûne, car le jeûne (nous le verrons plus loin) est la meilleure expression de l’Église en tant qu’elle est pèlerine et encore en marche vers le Royaume céleste. Et les fils du Royaume, dit le Christ, ne peuvent jeûner tant que l’Époux est avec eux (Mt 9,15).

Mais pourquoi alors, peut-on se demander, la communion est-elle encore distribuée durant les jours de jeûne, à la Liturgie des Présanctifiés ? Cela ne contredit-il pas le principe ci-dessus énoncé ? Pour répondre à cette question, nous devons maintenant considérer le second aspect sous lequel l’Orthodoxie comprend la communion, son sens en tant que source et force soutenant notre effort spirituel. Si, comme nous venons de le voir, la sainte communion est l’aboutissement de tous nos efforts, le but que nous efforçons d’atteindre, la joie suprême de notre vie chrétienne, elle est aussi et nécessairement la source et le commencement de notre effort spirituel lui-même, le Don divin qui nous permet de connaître, de désirer et de tendre vers ” une plus parfaite communion, au Jour sans soir ” du Royaume de Dieu.

Car le Royaume, bien qu’il soit venu, bien qu’il vienne dans Église, doit encore trouver son accomplissement et sa consommation à la fin des temps, quand Dieu remplira toutes choses de lui-même. Nous le savons et nous y participons par anticipation, nous participons maintenant au Royaume qui est encore à venir. Nous voyons et nous goûtons d’avance sa gloire et sa félicité, mais nous sommes encore sur la terre, et notre existence terrestre tout entière est ainsi un long et souvent douloureux voyage vers l’ultime Jour du Seigneur. Durant ce voyage, nous avons besoin de secours et de soutien, de force et de réconfort, car le ” Prince de ce monde ” ne s’est pas encore rendu ; au contraire, se sachant vaincu par le Christ, il engage un dernier et violent combat contre Dieu pour lui ravir tout ce qu’il peut. Si âpre est cette lutte et si puissantes ” les portes d’Hadès “, que le Christ lui-même nous parle de la ” porte étroite ” (Mt 7,13), et nous dit combien peu sont capables de la suivre. Dans cette lutte, notre principale soutien est précisément le Corps et le Sang du Christ, cette ” nourriture essentielle ” qui nous garde spirituellement vivants et, en dépit de toutes les tentations et les dangers, nous fait disciples du Christ. C’est pourquoi, ayant participé à la sainte communion, nous prions ainsi :

Que ces Dons soient pour moi guérison de l’âme et du corps, qu’ils repoussent tout adversaire, qu’ils illuminent les yeux de mon coeur, qu’ils donnent la paix à mon âme, qu’ils m’inspirent une foi intègre, un amour sincère, une profonde sagesse et l’obéissance à tes commandements. Qu’ils augmentent en moi ta divine grâce et me fassent habiter ton Royaume…

…Ne me consume pas, ô mon Créateur ! Mais pénètre dans mes membres, mes reins et mon coeur !… Étant ta demeure par ta venue en moi dans la communion, tout esprit mauvais et toute passion me fuient comme du feu…

Et si le Carême et le jeûne signifient l’intensification de cette lutte, c’est parce que, selon l’Évangile, nous sommes alors face à face avec le Mauvais et toute sa puissance. Et c’est alors que nous avons spécialement besoin du secours et de la force de ce Feu divin ; d’où la communion spéciale du Carême, avec les Présanctifiés, c’est-à-dire les Dons consacrés à la Liturgie eucharistique du dimanche précédent, et gardés sur l’autel, pour être distribués le mercredi et le vendredi soir.

Il n’y a aucune célébration de l’Eucharistie les jours de jeûne, parce que le célébration est un mouvement continu de joie ; mais il y a présence continue des fruits de l’Eucharistie dans l’Église. De même que le Christ ” visible “, monté aux cieux, reste pourtant invisiblement présent dans le monde, de même que la Pâque, célébrée une fois l’an, illumine de ses rayons toute la vie de l’Église, de même que le Royaume de Dieu encore à venir est cependant déjà parmi nous, ainsi en est-il de l’Eucharistie. En tant que sacrement et célébration du Royaume, en tant que Fête de l’Église, elle est incompatible avec le jeûne et n’est pas célébrée durant le Carême ; mais en tant que grâce et puissance du Royaume qui sont à l’oeuvre dans le monde, en tant qu’elle nous fournit la ” nourriture essentielle ” et qu’elle est notre arme dans la lutte spirituelle, elle est au centre même du jeûne ; elle est vraiment la manne céleste qui nous garde vivants dans notre voyage à travers le désert du Carême.


LES DEUX SIGNIFICATIONS DU JEÛNE

Ici, une question se pose : si l’Eucharistie est incompatible avec le jeûne, pourquoi donc sa célébration est-elle encore prescrite les samedis et dimanches de Carême, et ceci sans ” rompre ” le jeûne ? Les Canons de l’Église semblent ici se contredire. Tandis que les uns interdisent de rompre le jeûne en aucun des quarante jours. Cette contradiction cependant n’est qu’apparente, car les deux règles qui semblent s’exclure mutuellement, se réfèrent à deux significations différentes du terme ” jeûne “. Il importe de le comprendre, parce que c’est là que se trouve le ” philosophie ” du jeûne orthodoxe, essentielle à tout notre effort spirituel.

Il y a en effet deux façons de jeûner, enracinées toutes deux dans l’Écriture et la Tradition, et qui correspondent à deux besoins distincts, à deux états de l’homme. Le premier peut être appelé : jeûne total, car il consiste en une totale abstinence de nourriture et de boisson. On peut définir le second comme un jeûneascétique, car il consiste surtout en l’abstinence de certaines nourritures et en une réduction substantielle du régime alimentaire.

Le jeûne total, de sa nature même, est de courte durée et généralement limité à un jour ou même à une partie de la journée. Dès le début du Christianisme, il fut compris comme un état de préparation et d’attente, comme un état de concentration spirituelle sur ce qui va arriver. La faim physique correspond ici à l’attente spirituelle de l’accomplissement, à ” l’ouverture ” de tout l’être à la joie qui approche. C’est pourquoi, dans la tradition liturgique de l’Église, nom trouvons ce jeûne total comme dernière et ultime préparation a une grande fête, à un événement spirituel décisif, par exemple aux veilles de Noël et de l’Épiphanie ; et surtout, c’est ce jeûne qui constitue le jeûne eucharistique, mode essentiel de notre préparation au banquet messianique, à la table du Christ dans son Royaume. L’Eucharistie est toujours précédée de ce jeûne total, qui peut varier dans sa durée, mais qui, pour l’Église, constitue une condition nécessaire à la sainte Communion.

Beaucoup de gens comprennent mal cette règle ; ils n’y voient rien d’autre qu’une prescription archaïque et s’interrogent sur la nécessité préalable d’un estomac vide pour recevoir le sacrement. Si l’on réduit cette règle a un sens aussi physique et grossièrement physiologique, et qu’on la considère comme une simple discipline, elle perd naturellement sa véritable signification. Ainsi, il n’est pas étonnant que le Catholicisme romain qui, depuis longtemps, a remplacé la conception spirituelle du jeûne par une compréhension juridique et disciplinaire, ait, de nos jours, pratiquement aboli le jeûne eucharistique. Dans sa véritable signification cependant, le jeûne total est la principale expression de ce rythme de préparation et d’accomplissement dont vit l’Église, car elle est à la fois attente du Christ en ” ce monde ” et entrée dans le ” monde à venir “. Nous pouvons ajouter ici que, dans la primitive Église, ce jeûne total portait un nom emprunté au vocabulaire militaire : il était appelé ” station “, ce qui évoquait une troupe en état d’alerte et de mobilisation. L’Église ” monte la garde “, elle attend l’Époux, elle l’attend dans l’empressement et la joie. Ainsi, le jeûne total n’est pas seulement un jeûne des membres de l’Église, c’est l’Église elle-même en tant que ” jeûne “, en tant qu’attente du Christ qui vient à elle dans l’Eucharistie et qui viendra en gloire à la consommation des siècles.

Tout a fait différent est le sens spirituel du second type de jeûne que nous avons défini comme jeune ascétique : Ici, le but du jeûne est de libérer l’homme de la tyrannie déréglée de la chair, qui s’établit lorsque l’esprit cède devant le corps et ses appétits, résultat tragique du péché et de la chute originelle de l’homme. C’est seulement par un lent et patient effort que l’homme découvre qu’il ne vit pas seulement de pain, et restaure en lui-même la primauté de l’esprit. Le facteur tempsest essentiel, car il faut du temps pour déraciner et guérir la maladie commune et universelle que les hommes ont fini par considérer comme leur état normal. L’art du jeûne ascétique a été affiné et perfectionné à l’intérieur de la tradition monastique, puis adopté par l’Église entière. Il est l’application à l’homme des paroles du Christ disant que les puissances diaboliques qui asservissent l’homme ne peuvent être vaincues que par la prière et par le jeûne (Mc 9,29). Il est fondé sur l’exemple du Christ lui-même, qui jeûna quarante jours, puis rencontra Satan face à face et, dans cette rencontre, détruisit la sujétion de l’homme aux nourritures terrestres, inaugurant ainsi la libération de l’homme (cf. Mt 4,1-11).

L’Église a mis à part quatre périodes de ce jeûne ascétique : les périodes précédant Pâques, Noël, la Fête des saints Pierre et Paul, et la Dormition de la Mère de Dieu. Quatre fois par an, elle nous invite à nous purifier et à nous libérer de la domination de la chair par la sainte thérapie du jeûne. Et chaque fois, le succès de celle-ci dépend précisément de l’application de certaines règles fondamentales dont la principale se trouve être l’ininterruption du jeûne, sa continuité dans le temps.

C’est cette distinction entre les deux modes de jeûne qui nous aide à comprendre la contradiction apparente entre les canons qui règlent le jeûne. Le canon qui interdit de jeûner le dimanche signifie que, ce jour-là, le jeûne est ” rompu ” avant tout par l’Eucharistie elle-même, qui comble l’attente, attente qui, étant le but de tout jeûne, est aussi sa fin. Cela signifie en d’autres termes que le dimanche, le Jour du Royaume, n’appartient pas à ce temps qui en Carême revêt plus précisément le caractère de pèlerinage et de voyage. Le dimanche reste ainsi un jour non de jeûne, mais de joie spirituelle.

Cependant, si l’Eucharistie rompt le ” jeûne total “, elle ne rompt pas le ” jeûne ascétique ” qui, comme nous l’avons déjà expliqué, requiert de par sa nature, lacontinuité de l’effort. Cela veut dire que les règles alimentaires qui régissent le jeûne ascétique restent en vigueur le dimanche, en Carême ; pratiquement, viandes et graisses sont interdites, mais cela, seulement à cause du caractère ” psychosomatique ” du jeûne ascétique, parce que l’Église sait que, si on veut dompter le corps, il faut le soumettre à une longue et patiente discipline d’abstinence. En Russie, par exemple, les moines ne mangeaient jamais de viande ; mais ceci ne signifiait pas qu’ils jeûnaient à Pâques ou à tout autre grande fête. On peut dire qu’un certain degré de jeûne ascétique appartient à la vie chrétienne comme telle, et que les chrétiens doivent le conserver. […]

Il faut donc bien comprendre qu’il n’y a aucune contradiction entre l’insistance de l’Église à maintenir l’abstinence de certains aliments les dimanches de Carême et sa condamnation du jeûne le jour où l’on célèbre l’Eucharistie. Il est clair aussi que c’est seulement en suivant les deux règles, en gardant simultanément le rythme eucharistique de préparation et d’accomplissement et l’effort soutenu des ” quarante jours qui sauvent l’âme ” que nous pouvons atteindre vraiment les buts spirituels du Carême.

Tout ceci nous amène maintenant à la Liturgie des Présanctifiés, qui tient une place spéciale dans le culte en Carême.


LA COMMUNION DU SOIR

La caractéristique première et essentielle de la Liturgie des Présanctifiés est qu’elle est un office du soir. Elle se présente comme un office de communion qui suit les Vêpres. Aux premiers stades de développement, elle était dépourvue de la solennité qu’elle revêt aujourd’hui, si bien que sa relation avec l’office du soir était encore plus manifeste.

La première question qui se pose, par conséquent, concerne le caractère vespéral de la Liturgie. Nous savons déjà que, dans la tradition orthodoxe, l’Eucharistie est toujours précédée d’une période de jeûne total. Ce principe général explique le fait que l’Eucharistie, différente en cela de tous les autres offices, n’ait pas d’heure fixe qui lui soit propre, car le temps de sa célébration dépend avant tout de la nature du jour où elle doit être célébrée. Ainsi, pour une grande fête, le Typicon prescrit une Eucharistie très tôt, parce que la vigile tient lieu de jeûne ou de préparation. Pour une fête moindre, sans vigile, l’Eucharistie est repoussée à une heure plus tardive, si bien que, théoriquement du moins, un jour par semaine, elle devrait avoir lieu à midi. Enfin, les jours où un jeûne strict ou total est prescrit pour la durée de la journée, la sainte communion – ” rupture du jeûne ” – est reçue le soir.

Le sens de tous ces rubriques est très simple : du fait que l’Eucharistie est toujours le terme d’une préparation, la réalisation d’une attente, le moment de sa célébration (kairos) est lié à la durée du jeûne total. Ce dernier ou bien prend la forme d’un office de vigile qui dure toute la nuit, ou bien se trouve être observé individuellement. Et puisque, pendant le Carême, les mercredis et vendredis sont des jours de totale abstinence, l’office de communion, qui combe l’attente de ce jeûne, se célèbre le soir.

La même logique s’applique aux ” vigiles ” de Noël et de la Théophanie qui sont aussi des jours de jeûne total et où, par conséquent, on célèbre l’Eucharistie après Vêpres. Si toutefois la veille de ces fêtes tombent un samedi ou un dimanche qui, dans la tradition orthodoxe, sont des jours d’Eucharistie, l’abstinence ” totale ” est avancée au vendredi. Autre exemple : si l’Annonciation tombe un jour de semaine en Carême, la célébration de l’Eucharistie est prescrite pour après Vêpres.

Ces règles qui, à beaucoup, semblent archaïques et inadéquates aujourd’hui, révèlent en fait le principe fondamental de la spiritualité liturgique orthodoxe, à savoir que l’Eucharistie est toujours le terme d’une préparation et la réalisation d’une attente. Et comme les jours de jeûne total et d’abstinence sont l’expression la plus intense de l’Église qui attend l’Époux, ils sont ” couronnés ” par la communion du soir.

Les mercredis et vendredis de Carême, l’Église prescrit une abstinence complète de nourriture jusqu’au coucher du soleil. C’est pourquoi ces jours-là sont tout à fait indiqués pour la communion de Carême qui, comme nous l’avons dit plus haut, est une des armes et un des moyens spirituels essentiels au combat du Carême. Jours d’effort spirituel et physique intensifié, ils sont illuminés par l’attente de la communion prochaine au Corps et au Sang du Christ, et cette attente nous soutient dans notre effort, tant spirituel que physique ; elle en fait un effort axé sur la joie de la communion du soir : Je lève les yeux vers les montagnes, d’où le secours me viendra-t-il… (Ps 120,1).

Et alors, à la lumière de cette rencontre prochaine du Christ, comme le jour que je dois passer à mes occupations habituelles devient sérieux et grave ! Comme les choses les plus banales et insignifiantes qui remplissent mon existence quotidienne et auxquelles je suis si accoutumé que je n’y porte aucune attention, comme toutes ces choses acquièrent une nouvelle signification ! Tout mot prononcé, toute action accomplie, toute pensée qui traverse mon esprit, devient important, unique irréversible ; et chacun d’eux se trouve soit ” ordonné ” à mon attente du Christ, soit opposé à elle. Le temps lui-même que nous ” perdons ” généralement si facilement trouve ici son vrai sens : il est le Temps du salut ou de la damnation. La vie toute entière devient ce qu’en a fait la venue du Christ dans le monde : soit une ascension vers lui, soit une fuite loin de lui, dans les ténèbres et le destruction.

Et, de fait, le vrai sens du jeûne et du Carême n’est nulle part mieux révélé, ni plus pleinement, qu’aux jours de communion vespérale, et non seulement le sens du Carême, mais celui de l’Église et de la vie chrétienne dans sa totalité. En Christ, la vie toute entière, le temps en sa totalité, l’histoire, le cosmos lui-même, sont devenus attente, préparation, espérance, ascension. Le Christ est venu ; le Royaume est encore à venir !

En ce monde, nous ne pouvons qu’anticiper la gloire et la joie du Royaume ; et pourtant, en tant qu’Église, nous quittons ce monde en esprit et nous nous trouvons à la table du Seigneur, où, dans le secret de notre coeur, nous contemplons sa Lumière incréée et sa splendeur. Cependant, si cette anticipation nous est donnée, c’est pour nous faire désirer et aimer le Royaume et aspirer à une communion plus parfaite avec Dieu, au ” Jour sans soir ” qui vient. Et chaque fois que nous avons goûté, d’une façon anticipée, à la paix et la joie du Royaume, nous retournons dans ce monde et nous nous retrouvons sur la longue route, étroite et difficile. De la fête, nous retournons au jeûne, à la préparation et à l’attente. Nous attendons le soir de ce monde qui nous rendra participants de la ” Lumière joyeuse de la sainte gloire de Dieu “, participants du commencement qui n’aura pas de fin.


ORDONNANCE DE L’OFFICE

Dans la primitive Église, alors que les chrétiens étaient peu nombreux et plus sérieusement éprouvés, l’usage existait de distribuer aux fidèles, à la fin de l’Eucharistie dominicale, les Dons consacrés, pour que chacun communie chez lui, chaque jour ; ainsi l’Eucharistie communautaire et joyeuse de Jour du Seigneur s’étendait-elle à la totalité du temps et de la vie. Cette pratique cependant cessa avec le nombre croissant des fidèles dans l’Église et la transformation du christianisme en religion de masse, qui, inévitablement, atténuèrent l’intensité spirituelle caractéristique des premières générations chrétiennes, ce qui obligea les autorités de l’Église à prendre des mesures contre la possibilité d’un usage abusif des saints Dons.

En Occident, ceci entraîna l’apparition de l’Eucharistie quotidienne – laquelle est un des traits caractéristiques de la tradition liturgique et de la piété occidentales, mais est aussi à l’origine d’un changement important dans la compréhension même de l’Eucharistie. Une fois l’Eucharistie privée de son caractère de ” fête “, cessant d’être la Fête de l’Église et devenant partie intégrale du cycle quotidien, la porte était ouverte aux messes dites ” privées “, qui, à leur tour, altérèrent de plus en plus tous les autres éléments du culte.

En Orient cependant, on n’abandonna jamais la conception initiale, eschatologique, centrée sur le Royaume, joyeuse, de l’Eucharistie ; et même aujourd’hui, au moins en théorie, la Divine Liturgie n’est pas une simple partie du cycle quotidien. Sa célébration est toujours une fête et le jour où on la célèbre prend toujours une tonalité spirituelle qui rappelle le Jour du Seigneur. Comme nous l’avons tant de fois souligné, elle est incompatible avec le jeûne et n’est pas célébrée les jours de semaine en Carême.

Ainsi, la communion quotidienne chez soi ayant cessé, elle ne fut pas remplacé en Orient par une célébration quotidienne de l’Eucharistie, mais elle donna naissance à une nouvelle forme de communion aux Dons conservés depuis le dimanche, jour de la célébration festive. Il est très probable qu’au début cet Office des Présanctifiés n’était pas limité au Grand Carême, mais était commun à toutes les périodes de jeûne de l’Église. Mais lorsque le nombre des fêtes, majeures et mineurs, augmenta et rendit le célébration de l’Eucharistie beaucoup plus fréquente, la Liturgie des Présanctifiés devint un trait caractéristique de la liturgie du Grand Carême et, peu à peu, sous l’influence de l’esprit propre à la liturgie du Carême, – cette ” radieuse tristesse “, – elle acquit cette beauté et cette solennité uniques qui en font le sommet spirituel de la prière de Carême.

L’Office commence par les grandes Vêpres dont la doxologie initiale est déjà ” eucharistique ” : ” Béni soit le règne du Père, du Fils et du Saint-Esprit ! ” Elle place la célébration entière dans la perspective du Royaume, ce qui est la perspective spirituelle du Carême et du jeûne. Le Psaume vespéral 103 (Bénis le Seigneur, ô mon âme…), est chanté comme à l’ordinaire et suivi de la grande litanie et de la psalmodie du dix-huitième cathisme (partie) du Psautier. Ce cathisme est prescrit pour tous les jours de semaine du Carême ; il se compose des psaumes 119 à 133, appelés ” Psaumes des montées “. Ils étaient chantés sur les degrés du Temple de Jérusalem comme chant de procession, comme chant du peuple qui se rassemble pour le culte et se préparer à la rencontre de son Dieu :

J’étais dans la joie quand on m’a dit :
” Allons à la maison du Seigneur ! ” (Ps 121,1)

Serviteurs du Seigneur, bénissez le Seigneur,
vous tous qui veillez dans la maison du Seigneur.
Élevez vos mains vers le sanctuaire,
depuis ses parvis, bénissez les Seigneur.
Le Seigneur te bénira depuis Sion,
lui qui a fait le ciel et la terre. (Ps 133)

Pendant la psalmodie de ces psaumes, le célébrant prend le pain consacré et conservé depuis le dimanche précédant et le place sur la patène ; puis, ayant transféré la patène de l’autel à la table de la Proscomédie, il verse du vin dans le calice et recouvre les saints Dons, comme il est d’usage de le faire avant la Liturgie. Il est à remarquer que le prêtre accomplit ceci sans rien dire. Cette rubrique souligne le fait que ces gestes sont d’ordre purement pratique, car les prières proprement eucharistiques ont été dites à la Liturgie eucharistique du dimanche.

Après l’entrée et l’hymne vespérale ” Lumière joyeuse “, on lit les deux lectures prescrites de l’Ancien Testament, l’une tirée du Livre de la Genèse, l’autre du Livre des Proverbes. Cette lecture est accompagnée d’un rite particulier qui nous rapporte au temps où le Carême était encore centré sur la préparation des catéchumènes au baptême. Pendant la lecture de la Genèse, un cierge allumé est placé sur l’évangéliaire, sur l’autel, et cette lecture terminée, le Prêtre prend le cierge et l’encensoir et bénit avec eux l’assemblée en proclamant : ” La Lumière du Christ illumine tous les hommes ! ” Le cierge est le symbole liturgique du Christ, Lumière du monde. Le fait qu’il soit placé sur l’Évangile durant la lecture de l’Ancien Testament signifie que toutes les prophéties sont accomplies dans le Christ qui a ouvert l’esprit de ses disciples ” afin qu’ils puissent comprendre les Écritures ” (cf. Lc 24,27-32). L’Ancien Testament conduit au Christ, tout comme le Carême conduit à l’illumination baptismale. La lumière du baptême, en intégrant les catéchumènes au Christ, leur ouvrira l’esprit à la compréhension de l’enseignement du Christ.

Après la deuxième lecture de l’Ancien Testament, les rubriques prescrivent le chant de cinq versets du Psaume vespéral (Psaume 140), en commençant par le deuxième : Que ma prière s’élève comme l’encens devant toi…. Ce Psaume ayant déjà été chanté à sa place habituelle, avant l’entrée, on peut se demander pourquoi on répète une seconde fois les même versets. On peut déduire de certaines indications que cet usage remonte aux premiers stades du développement de la Liturgie des Présanctifiés. Il est probable que ces versets étaient chantés comme antienne de communion, au temps où la Liturgie n’avait pas encore acquis toute la complexité et solennité qu’elle revêt aujourd’hui, mais consistait simplement dans la distribution de la communion. Aujourd’hui, cependant, ils constituent une magnifique introduction, de caractère pénitentiel, à la deuxième partie de l’office : la Liturgie des Présanctifiés proprement dite.

Cette deuxième partie commence par la Liturgie des Catéchumènes, c’est-à-dire un ensemble de demandes et de prières spéciales pour ceux qui se préparent au baptême. À partir de la mi-Carême (mercredi de la quatrième semaine), on ajoute des prières et des demandes particulières pour les photizomenoi, ” ceux qui sont prêts pour l’illumination “. Une fois encore ressortent l’origine et le caractère initial du Carême comme préparation au baptême et à Pâques.

Après le renvoi des catéchumènes, deux prières introduisent la Liturgie des Fidèles. Dans la première, nous demandons la purification de notre âme, de notre corps et de nos sens :

Que l’oeil s’abstienne de tout regard mauvais, que l’oreille soit inaccessible aux paroles oiseuses, que la langue s’interdise tout discours inconvenant ! Purifie nos lèvres qui te louent, Seigneur ! Fais que nos mains s’abstiennent de toute oeuvre perverse et n’accomplissent que celles qui te plaisent ! Affermis tous nos membres et notre entendement par ta grâce…

La deuxième prière nous prépare à l’Entrée des Dons consacrés :

…Voici que son Corps immaculé et son Sang vivifiant vont, à cette heure, faire leur entrée, pour être déposés sur cette table mystique, escortés invisiblement de la multitude des armées angéliques. Accorde-nous d’y communier sans reproche, afin que, les yeux de notre entendement étant illuminés par eux, nous devenions fils de la Lumière et du Jour, par le don de ton Christ…

Vient alors le moment le plus solennel de tout l’office : le transfert des saints Dons à l’autel. Apparemment cette entrée est semblable à la Grande Entrée de la Liturgie eucharistique, mais sa signification liturgique et spirituelle est évidemment totalement différente. Lors de la Liturgie proprement eucharistique, c’est la procession de l’offrande qui a lieu à ce moment-là : l’Église s’offre elle-même, offre sa vie, le vie de ses membres, et, en vérité, celle de la création entière, en sacrifice à Dieu, – actualisation du Sacrifice unique, plénier et parfait du Christ. Se souvenant du Christ, elle se souvient de tous ceux dont il a assumé la vie pour leur rédemption et leur salut. À la Liturgie des Présanctifiés, il n’y a ni offrande, ni sacrifice, ne eucharistie, ni consécration, mais c’est le mystère de la Présencedu Christ dans l’Église qui s’y trouve révélé et manifesté.

Il est bon de noter ici que la tradition liturgique orthodoxe, différente en cela de la coutume latine, ne connaît pas l’adoration des Dons eucharistiques, en dehors de la communion. Mais la ” Sainte Réserve ” des Dons consacrés en vue de la communion des malades ou pour autres cas urgents, est une tradition qui va de soi et n’a jamais été discutée dans l’Église orthodoxe. Nous avons déjà mentionné que, dans la primitive Église, il existait même la pratique de se donner soi-même la communion en privé, chez soi. Nous avons donc la présence permanente des Saints Dons et en même temps l’absence de leur adoration. En maintenant simultanément ces deux attitudes, l’Orthodoxie a évité le dangereux rationalisme sacramentel de l’Occident.

Mûs par le désir d’affirmer, contre les protestants, l’objectivité de la ” présence réelle ” du Christ dans les Dons eucharistiques, les latins ont, de fait, séparé l’adoration de la communion. Ce faisant, ils ont ouvert la porte à une dangereuse déviation spirituelle quant à la fin véritable de l’Eucharistie et, à vrai dire, de l’Église elle-même. Car le but de l’Église et de ses sacrements n’est pas de ” sacraliser ” des portions ou des éléments de matière, ni de les opposer aux éléments profanes, en les rendant saints ou sacrés. Son but,je le répète, est de faire de la vie de l’homme une communion avec Dieu, une connaissance de Dieu, une ascension vers le Royaume de Dieu ; et les Dons eucharistiques sont les moyens de cette communion, la nourriture de cette vie nouvelle, mais ils ne sont pas une fin en eux-mêmes. Car le Royaume de Dieu ” n’est pas nourriture et boisson, mais paix et joie dans l’Esprit-Saint “. Tout comme, en ce monde, la nourriture ne remplit pas sa fonction que lorsqu’elle est consommée et ainsi transformée en vie, de même la nouvelle Vie du monde à venir nous est donnée par la participation à la ” nourriture d’immortalité “. En conséquence, l’Église orthodoxe s’abstient de toute adoration du sacrement en dehors de la communion, parce que la seule vraie adoration, c’est, après avoir eu part au Corps et Sang du Christ, ” d’agir en ce monde comme il l’a fait “.

Les protestants, eux, par crainte d’une interprétation ” magique “, tendent à ” spiritualiser ” les sacrements, au point de nier la présence du Corps et du Sang du Christ en dehors de l’acte de communion. Ici encore, par la pratique de la réserve des Saints Dons, l’Église orthodoxe rétablit l’équilibre. Les Dons sont donnéspour la communion ; mais la réalité de la communion dépend de la réalité des Dons. L’Église ne spécule pas sur le mode de présence du Christ dans les Dons. Elle interdit leur usage à toute autre fin que la communion. Elle ne révèle pas, si l’on peut dire, cette présence en dehors de la communion, mais elle croit fermement que, tout comme le Royaume qui est encore à venir est ” déjà parmi nous “, tout comme le Christ monté aux cieux et assis à la droite du Père, est pourtant aussi avec nous jusqu’à la fin du monde, de même la nourriture d’immortalité, moyen de communion au Christ et à son Royaume, est toujours présent dans l’Église.

Cet aperçu théologique nous ramène à la Liturgie des Présanctifiés et à ” l’épiphanie ” des Dons consacrés qui en est le point culminant et solennel. Cette ” Grande Entrée ” s’est développée par suite de la nécessité d’apporter les Dons consacrés qui, au début, n’étaient pas gardés sur l’autel, mais dans un endroit spécial, et même quelquefois en dehors de l’église. Ce transfert acquit naturellement une grande solennité, car il est l’expression liturgique de la venue du Christ et, à la fin d’une longue journée de jeûne, de prière et d’attente, la venue de ce secours, de ce réconfort et de cette joie tant attendus :

Maintenant les Puissances célestes célèbrent invisiblement avec nous. Car voici que s’avance le Roi de Gloire, voici avec son escorte le Sacrifice mystique déjà accompli. Approchons-nous avec foi et amour afin de devenir participants de la vie éternelle. Alléluia, alléluia, alléluia !

Les Saints Dons sont placés sur l’autel et nous disons la prière suivante pour nous préparer à la communion :

Sanctifie nos âmes et nos corps par une consécration inamissible, afin que, participant à ces divins Mystères avec une conscience pure, un visage qui n’ait point à rougir et un coeur illuminé, nous soyons vivifiés par eux et nous nous unissons à ton Christ lui-même, notre vrai Dieu, qui a dit : ” Celui qui mage ma Chair et boit mon Sang demeure en moi et moi en lui ” (Jn 6,56). Ainsi, Seigneur, ton Verbe habitant en nous et marchant au milieu de nous, nous deviendrons le temple de ton très saint Esprit digne d’adoration, et, délivrés de toute embûche diabolique dans nos actes, nos paroles et nos pensées, nous obtiendrons les biens que tu nous as promis avec tous les saints…

Vient ensuite la prière du Seigneur, qui est toujours notre dernier acte de préparation à la communion, car, comme elle est la propre prière du Christ, sa prière à son Père, cela signifie que nous faisons nôtres les sentiments du Christ, sa prière, sa volonté, son désir, sa vie.

Puis commence la communion, tandis que l’assemblée chante l’antienne de communion : ” Goûtez et voyez combien le Seigneur est bon ! ” (Ps 33,9).

Enfin, une fois l’office achevé, nous sommes invités à ” partie en paix “.

La dernière prière résume le sens de cet office, de cette communion du soir, de sa relation avec notre effort de Carême :

Maître tout-puissant, toi qui as créé tout l’univers avec sagesse, toi qui, dans ton ineffable providence et ton immense bonté nous as amenés à ces jours très saints pour la purification de nos âmes et de nos corps, pour la maîtrise de nos passions et dans l’espérance de la Résurrection, toi qui, après quarante jours, as confié à ton serviteur Moïse les tables de la Loi, texte gravé par ta main divine, toi-même, accorde-nous aussi dans ta bonté de mener le bon combat, d’achever la course du jeûne, de garder intègre la foi, d’écraser la tête des dragons invisibles et d’apparaître victorieux du péché en parvenant sans encourir de condamnation à vénérer ta sainte Résurrection.

À présent, il peut faire nuit dehors, et la nuit dans laquelle nous entrons et dans laquelle nous avons à vivre, à lutter et à persévérer, peut être encore longue. Mais la lumière que nous venons de voir l’illumine à présent. Le Royaume dont rien ne semble révéler la présence en ce monde, nous a été donné ” dans le secret ” ; sa joie et sa paix nous accompagnent, alors que nous nous préparons à poursuivre ” la course du jeûne “.

Extrait d’Alexandre Schmemann,
Le Grand Carême : Ascèse et Liturgie dans l’Église orthodoxe.
Éditions de l’Abbaye de Bellefontaine, 1974-1999.
Reproduit avec l’autorisation des
Éditions de l’Abbaye de Bellefontaine.