Lettres de sainte Élisabeth de Russie

L’imperatrice Alexandra, Nicolas II
et la grande-duchesse Élisabeth (1898)

INTRODUCTION

Élisabeth Feodorovna ne semble pas avoir laissé d’écrits autres que sa correspondance personnelle, adressée principalement aux membres de sa famille en Allemagne, à la reine Victoria, à l’empereur Nicholas II et à d’autres notables en plusieurs pays.

Nous reproduisons ici plusieurs lettres envoyées à Nicolas II, son neveu et beau-frère, concernant son projet de la fondation d’un ordre religieux consacré à la miséricorde et l’aide aux pauvres, aux malades et aux blessés. Ses liens personnels avec la famille impériale lui autorisent d’appeler le tsar «

Великая Княгиня в своей приемной.1915 г.
Великая Княгиня в своей приемной.1915 г.

Nicky », à qui elle écrivait en anglais. Les mots en italiques correspondent aux mots soulignés dans l’original et le « et… », qu’elle emploie souvent, remplace en fait « etc. ».

Nous reproduisons aussi deux lettres que mère Élisabeth envoya à sa communauté, les soeurs de la Demeure de miséricorde Marthe-et-Marie, après son arrestation par les communistes en avril 1918. Elle devait subir le martyre en juillet 1918.

La traduction des lettres à Nicolas II, de même que les introductions en italiques, sont reproduites avec l’aimable autorisation de l’éditeur du livre d’Anne Khoudokormoff-Kotschoubey et sœur Élisabeth (eds), Élisabeth de Russie, moniale, martyre et sainte (éditions Lessius, Bruxelles, 2010). La traduction des « lettres de captivité » sont de Claude Lopez-Ginisty et Paul Ladouceur d’après la version anglaise d’Orthodox England  <http://www.orthodoxengland.org.uk/ellaletl.htm>.

Lettre I. « La joie sans limites que Dieu
me fait en me laissant œuvrer ainsi »

Le 10 février 1909, la grande-duchesse Élisabeth Feodorovna et quelques sœurs s’installent dans une maison de la rue Bolchaya Ordynka, point de départ de la Demeure de miséricorde Marthe-et-Marie. Répondant à une lettre du tsar Nicolas II, la grande-duchesse s’explique sur son état intérieur qui lui fait découvrir un nouvel horizon spirituel s’ouvrant devant elle. Elle parle du développement de son œuvre qui a comme objectif la fondation d’une communauté religieuse d’inspiration monastique ouverte sur la misère humaine de son temps. Fidèle à elle-même, elle s’explique avec beaucoup d’humilité mais aussi beaucoup de certitude. D’elle émane une force paisible décelable à travers ces écrits.

Moscou, le 18 avril 1909.

Très cher Nicky,

Merci beaucoup pour ta longue lettre pleine d’aimables et de beaux conseils avec laquelle je suis complètement d’accord et que je comprends, je voudrais seulement te répondre et te montrer un peu de ma vie intérieure afin que tu puisses connaître une partie de ce dont nous parlons rarement[1].

Tu mentionnes la prelest spirituelle [illusion] dans laquelle hélas on peut tomber, et dont nous avons souvent parlé avec Serge. Lui, avec son grand cœur et son tact, quand j’étais protestante, n’a jamais essayé de m’imposer sa religion et a trouvé la force de supporter cette grande douleur de ne pas me voir partager sa foi, grâce à otiets Ioann [le père Jean de Cronstadt] qui lui a dit : « Laisse-la tranquille, ne parle pas de ta foi, elle y viendra d’elle-même » et Dieu merci qu’il en ait été ainsi. Eh bien, Serge, qui connaissait sa foi et la vivait aussi parfaitement qu’un véritable chrétien orthodoxe le peut, me prévint au sujet de cette « illusion spirituelle » dont tu parles. Ma nature est trop calme pour être emportée dans cette direction, mais on doit toujours être sur ses gardes car le Diable vient s’immiscer quand nous nous y attendons le moins.

Une autre question que tu mentionnes et que je ne dois pas avoir assez bien expliquée ou bien tu n’as pas compris que je me suis décidée moi-même, sans influence ecclésiastique. Je voulais dire que le prêtre ne m’a pas influencée dans le choix de la vie que je mène à présent, car je ne lui ai parlé que lorsque j’y avais bien réfléchi et…

On ne peut croire que moi seule, sans influence extérieure, j’ai décidé de franchir ce pas qui semble à beaucoup comme une croix difficile à supporter que j’ai prise [sur moi]. Et [on pense] que, soit je le regretterai un jour, ou bien que je m’effondrerai sous elle. Je l’ai prise non comme une croix, mais comme une large route pleine de lumière que Dieu m’a montrée après la mort de Serge, et qui des années et des années auparavant avait été préparée dans mon âme. Je ne puis te dire quand, il me semble que déjà comme enfant, il y avait ce besoin d’aider ceux qui souffrent, par-dessus tout ceux qui ont des souffrances morales, et cela a grandi de plus en plus en moi, quand j’étais seulement en position de donner des réceptions, des dîners, des bals et… cela ne pouvait remplir entièrement ma vie, d’autres devoirs devant passer avant. Tu ne peux accepter ces grands changements dans ma vie, pense seulement que pour moi, ce n’étaient pas des changements. Petit à petit cela a grandi et cela prit forme, et beaucoup de ceux qui ont suivi toute ma vie et qui me connaissent bien, n’étaient pas étonnés, prenant cela comme une suite de ce qui avait commencé avant et c’est ainsi que je le pris. Je fus stupéfaite lorsqu’une bataille éclata pour m’empêcher de le faire, pour m’effrayer à propos des difficultés [inhérentes à cette tâche], tout cela avec amour et gentillesse, mais avec une totale incompréhension de mon caractère. Tu trouves que « j’aurais pu faire plus de bien dans [ma] situation précédente ».

Je ne puis dire si tu as tort et si j’ai raison, la vie et le temps le montreront et certainement que je ne suis pas digne de la joie sans limites que Dieu me fait en me laissant œuvrer ainsi, mais j’essaierai, et lui, qui est tout Amour, me pardonnera mes fautes, quand il verra le désir que j’ai de le servir et de servir les siens. Dans ma vie, j’ai eu tant de joie, dans mes peines tant de consolations immenses, que je me languis de donner un peu de cela aux autres. Je pourrais écrire des pages et des pages, et pourtant il est difficile de mettre par écrit tout ce que je ressens. J’ai hâte de remercier et de remercier à chaque instant pour tout ce que Dieu m’a donné ; et il me tarde de Lui apporter ma faible gratitude en le servant lui et ses enfants malades. Ô ceci n’est pas un nouveau sentiment, c’en est un ancien qui fut toujours en moi. Dieu a été si bienveillant envers moi. Une autre question, tu mentionnes « qu’il faut une direction ». Comme c’est juste et vrai. Jusqu’à présent, je n’ai pas rencontré le starets d’Optino, mais j’avais décidé au printemps déjà, avant ta lettre d’aller vers lui. Il est à l’église près de Saint-Serge – à l’ermitage Saint-Zosime. Alexis est son nom, et il vient seulement les samedis et dimanches pour confesser[2].

Otiets Mitrophane va vers lui comme vers un guide pour être conseillé, et des foules de pèlerins et… y vont. Il est merveilleux et presque un saint, mais je crains, hélas, qu’il ne se retire bientôt tout à fait. Mon prêtre avant d’entrer dans ma communauté parla avec lui et avec d’autres startsi – comme toujours, il était guidé par les saints startsi, et ils lui ont tous dit d’entreprendre ce travail avec leur bénédiction, car étant jeune, tu vois, il avait peur… donc tu vois que Dieu a béni son travail par un prêtre et que plus d’un vient de loin le voir à Orel, pour trouver consolation et force, et voici, cela commence petit à petit. Pour moi, je trouve une aide immense et touchante chez les trois higoumènes, ils considèrent que je suis à eux, me donnent conseils, ce qui est d’une grande aide. Et à part cela, il y a les métropolites Triphon et Anastase qui sont à présent mes maîtres, que je vois et qui ont de sérieuses conversations avec moi. J’ai aussi des travailleurs dans le monde dont je recherche les conseils, et s’il vous plaît ne croyez pas que je puisse faire et décider toute seule. Chaque question est réfléchie et discutée et ensuite, étant en charge, je décide confiante en la guidance de Dieu.

Vous deux, mes chers, priez pour moi, même si vous pensez que je me trompe, priez pour qu’une fois ce pas franchi, Dieu me guide pour agir correctement. J’ai tellement entendu parler de votre évêque Théophane et j’ai hâte de le connaître et de lui parler, demandez-lui, s’il vous plaît, de prier pour moi. Je crains que vous ne pensiez que je suis orgueilleuse et suffisante, que je m’enorgueillisse de la satisfaction de créer quelque chose de splendide. Oh, j’aimerais que vous me connaissiez mieux. Je sais qu’Alix imagine que je permets aux gens de m’appeler sainte, elle l’a dit à la comtesse O. – moi, mon Dieu, je ne suis ni meilleure et probablement pire que les autres. Si les gens ont dit des choses sottes et exagérées, est-ce de ma faute ? Mais ils ne disent pas cela devant moi, ils savent que je hais la flatterie comme un poison dangereux. Je ne puis empêcher les gens de m’aimer, mais alors je les aime et ils le sentent. J’essaie de faire de mon mieux pour eux et les gens peuvent être reconnaissants bien que l’on ne doive jamais s’y attendre. Je ne pense pas une minute avoir entrepris un podvig [exploit spirituel/ascétique], c’est une joie. Je ne vois ni ne sens mes croix, mais la bonté infinie de Dieu je l’ai toujours sentie, je brûle de le remercier.

Les quelques sœurs que j’ai sont de bonnes jeunes filles très religieuses mais tout notre travail est fondé et vit de la religion. Le prêtre les guide, trois fois par semaine nous avons d’admirables conférences auxquelles assistent des dames de l’extérieur. Puis, aux prières du matin, il leur lit un texte du Nouveau Testament et donne quelques paroles de guidance spirituelle et… je m’occupe d’elles, nous parlons. Elles prennent les repas avec moi sauf les jours de jeûne, à Pâques et pour les fêtes de’ l’Église, peut-être plus souvent. Nous prenons tous le thé ensemble, le prêtre et sa femme aussi et cela se termine par une discussion sur la religion… Plus tard, nous aurons, comme dans les couvents, une grande trapéza [réfectoire] et quelqu’un lira les Vies des saints et en tant que supérieure, je viendrai quelquefois pour aider et voir si tout se passe comme je le désire. Il y a beaucoup d’aspects monastiques dans notre vie, ce que je trouve indispensable, nous avons même des ex-infirmières recommandées par leurs supérieures, des jeunes filles recommandées par leurs startsi et… donc vous voyez que de tous côtés nous avons de la bienveillance et de l’aide.

Mais je n’ai pas rejeté mon ancien travail, les comités… et toute mon activité antérieure est restée. C’étaient toujours mes devoirs et seulement depuis la mort de Serge les réceptions, les dîners ont disparu et ne recommenceront jamais. Je reçois certaines personnes s’il y a des raisons de le faire. Marie, ma première visite, vit au Palais, elle a pris ses repas avec moi ici et nous avons passé des heures ensemble lorsque j’étais libre. J’essaie que les autres puissent trouver de l’agrément dans mon ancienne demeure et à Moscou et un peu de repos, sans que le travail que j’ai entrepris maintenant puisse en souffrir lorsque je passe quelques heures avec eux. Voyager coûte d’abord beaucoup d’argent et avant tout ne serait pas juste ; « quand on a mis la main à la charrue, on ne doit pas regarder en arrière ».

Ce matin, mon régiment de Kiev est passé. Je ne les oublie pas. J’ai donné un petit capital, en souvenir de Serge, pour aider à l’éducation des filles des officiers les plus pauvres et à Noël, je leur envoie à eux et à ceux de Tchernigov de l’argent pour l’arbre de Noël et leurs loisirs[3]. Pardonne cette trop longue lettre, lis-la s’il te plaît avec Alix et si vous voulez savoir quoi que ce soit d’autre, ou si vous trouvez que je me trompe en quoi que ce soit, je serais reconnaissante d’avoir vos conseils et vos remarquesPardonnez-moi tous deux. Je sais et je sens, hélas, que je vous crée du souci et peut-être que vous ne me comprenez pas tout à fait, pardonnez s’il vous plaît et soyez patients avec moi, pardonnez mes fautes, pardonnez le fait que je vive différemment de ce que vous auriez souhaité, pardonnez-moi de ne pas venir vous voir aussi souvent à cause de mes devoirs ici. Simplement avec votre bon cœur pardonnez-moi, et avec votre grande âme chrétienne priez pour moi et pour mon travail.

Votre vieille sœur aimante et amie,

ELLA

Lettre II. « Je veux travailler pour Dieu
et en Dieu pour l’humanité souffrante »

Nous nous trouvons dans la période pascale, la grande-duchesse rassure le tsar sur son choix de vie, en lui expliquant avec de nombreux détails ce qui est vécu dans la Demeure de miséricorde Marthe-et-Marie et aussi ce qu’elle vit elle-même. Heureuse d’accomplir ce travail pour Dieu et en Dieu pour l’humanité souffrante, elle affirme être remplie d’une paix profonde, cette paix qu’elle dit être le bonheur parfait. Elle exprime vouloir trouver sa voie dans une totale confiance et avec une volonté d’aller de l’avant malgré les difficultés du moment et celles qui pourraient advenir.

Moscou, avril 1909.

Christos Voskriésié ! [« Christ est ressuscité ! »]

Nicky chéri,

Remerciements très cordiaux pour la belle petite icône qui est suspendue dans mon « coin de prière » où je mets toutes les icônes que je reçois puisque je suis ici dans ma nouvelle maison. Tu es toujours un cher frère et avec intérêt, tu m’as dit que tu avais trouvé bon notre oustav [règle] ; je veux te raconter plus en détail comment ma vie s’est arrangée depuis le début, quand chaque pas doit être réfléchi et que l’on doit aller lentement avec l’aide de Dieu.

J’ai commencé exprès le carême avec les quelques sœurs qui sont entrées [en religion] afin que nous fassions ensemble nos dévotions. Notre première semaine est passée, remplie de prières et de paix et de préparation en Dieu, puis il y a eu la Sainte Communion et après nous avons commencé la vie.

La journée en quelques mots. Au matin, prières ensemble, une des sœurs lit à l’église à 7 heures et demie, à 8 heures, les heures et la liturgie, et celles qui sont libres y assistent ou alors elles doivent soigner les malades que nous avons, ou faire de la couture et… Nous avons peu de malades puisque selon les enseignements des docteurs, nous les prenons afin de voir en pratique comment traiter les différents cas et au début seulement les cas bénins furent pris, à présent nous prenons des cas de plus en plus difficiles et Dieu merci l’hôpital étant aéré et clair, et les sœurs très aimables dans leur travail, nos malades vont bien.

À midi et demi, déjeuner, les sœurs ensemble présidées par Mme Gordeeva, et moi je mange seule dans ma maison, chose que j’aime et je trouve bon qu’une certaine distance soit gardée malgré la vie commune. Tous les carêmes, mercredis et vendredis, nous mangeons de la nourriture carémique, les autres jours de la viande, du lait, des neufs et… Puisque depuis des années je ne mange pas de viande comme vous le savez, je continue mon régime végétarien, mais ceux qui n’y sont pas habitués doivent manger de la viande, surtout s’il y a de lourdes tâches à accomplir.

Je vais dans les détails puisque ma vie dans la communauté intéresse les gens, et ne voyant pas nos vies, chacun se fait sa petite idée – souvent fausse, mais l’imagination court, et beaucoup pensent que nous vivons de pain et d’eau et de kacha [bouillie de sarrasin], que nous sommes plus sévères que dans un couvent etc… et que notre vie est dure ! – alors qu’elle est seulement simple et saine.

Nous dormons toutes nos huit heures, à moins que quelqu’un veuille plus que la règle ne le demande, nous avons de bons lits avec du chintz vif [tissu imprimé] et des meubles d’été. Mes appartements sont grands, aérés, clairs, confortables. Ils ont un air estival aussi et tous ceux qui les voient sont enchantés. Ma maison est séparée du reste, puis il y a l’hôpital avec l’église, puis la maison des médecins et le lazaret des soldats et la maison du prêtre : en tout quatre maisons.

Après le déjeuner, nous sortons prendre un peu d’air frais et puis nous vaquons à nos occupations ; thé à 4 heures et dîner à 7 heures et demie, prières du soir dans le coin de prière et coucher à 10 heures.

Quant aux conférences, trois fois par semaine avec le prêtre, trois fois par semaine avec les docteurs et entre-temps, les sœurs lisent ou se préparent. Jusqu’à présent bien sûr, elles ont la pratique avec les malades seulement à l’hôpital et je ne les envoie dans les maisons des indigents que pour prendre des informations sur les différents cas… Vous voyez, elles doivent d’abord apprendre.

Nos conférences avec le prêtre sont très intéressantes, tout à fait exceptionnelles, car non seulement il a une foi profonde, mais il a énormément lu. Il commence depuis la Bible et finit par l’histoire de l’Église en montrant tout au long de son exposé comment les sœurs peuvent ensuite en parler et aider ainsi ceux qui souffrent moralement. Vous connaissez le père Mitrophane et vous aviez eu de lui bonne impression à Sarov ; à Orel il était adoré et ici beaucoup viennent de loin dans notre petite église et trouvent de la force dans ses beaux et simples petits sermons et dans le fait de pouvoir se confesser à lui. Il est large d’esprit, ce n’est pas un bigot étroit d’esprit, tout chez lui est basé sur l’amour et sur le pardon sans limites de Dieu – un véritable prêtre orthodoxe qui est strictement loyal à notre Église – [c’est une] bénédiction de Dieu pour notre œuvre. Il a posé les fondations comme elles devaient l’être. Il en a ramené tellement à la foi, et a remis tant d’âmes sur le droit chemin. Tant de personnes me remercient pour la grande bénédiction reçue du fait d’avoir pu venir vers lui.

Pas d’exaltation – mais vous me connaissez assez pour savoir que j’aime la religion profondément et calmement et que, d’une manière ou d’une autre, je ne choisirais pas un fanatique comme prêtre. Certaines personnes qui se mêlent de tout et qui aiment perdre leur temps, craignent que je ne m’épuise dans cette vie, que je ne finisse par y perdre ma santé, que je ne mange pas assez, que je ne dorme pas assez ; eh bien, très chers, si vous entendez dire cela, ce n’est pas vrai. Je dors mes huit heures, je mange avec plaisir, je me sens merveilleusement bien physiquement et forte (un petit rhume ou des crises de rhumatismes ou la goutte ne peuvent être évités car toute notre famille souffre de ces maux). Vous savez que je n’ai jamais eu des joues roses et brillantes et que tous les sentiments profonds se voient sur mon visage, si bien que quelquefois à l’église, j’ai l’air pâle, car comme Alix et toi aimez l’office, vous savez quelle joie profonde peut donner un bel office.

Je veux que vous deux et tous sachiez que je suis – comme je l’ai souvent dit et écrit – remplie d’une paix parfaite et qu’une paix parfaite est le bonheur parfait. Mon Serge chéri repose en Dieu avec les nombreuses personnes qu’il a aimées qui sont allées le rejoindre et Dieu m’a donné sur cette terre une belle œuvre à accomplir. L’accomplirai-je bien ou mal, lui seul le sait, mais je ferai de mon mieux et je mettrai ma main dans la sienne et j’irai sans crainte vers les croix et les critiques que ce monde peut avoir en réserve pour moi – petit à petit ma vie est devenue ainsi. Ce n’est pas une lubie du moment et aucune déception ne pourra jamais se faire jour ; je puis être déçue de moi-même, mais en cela je n’ai pas d’illusions et je ne m’imagine pas différente des autres. Je veux travailler pour Dieu et en Dieu pour l’humanité souffrante et dans ma vieillesse, lorsque mon corps ne pourra plus travailler, j’espère que Dieu me laissera me reposer et prier pour l’œuvre que j’ai entreprise. Et puis je quitterai la vie active, et je me préparerai pour cette grande demeure, mais j’ai de la santé et de l’énergie, et il y a tant et tant de souffrances pour lesquelles nous pouvons l’aider.

Tout le monde est gentil et veut aider, mais beaucoup imaginent que j’ai pris un travail plus important que je ne puis assumer, en vérité il n’en est pas ainsi : je suis physiquement et moralement forte et profondément, très profondément heureuse religieusement.

Pardonnez-moi, très chers, je ne suis pas venue à Noël ni à Pâques, mais les premiers pas de cette entreprise sont si sérieux ! Dites-moi que vous ne pensez pas que je vous oublie, que j’ai le cœur dur ou que je suis égoïste si je ne viens pas pour les anniversaires. Je pense qu’il sera plus agréable d’avoir du temps ensemble hors des jours de fête. On ne doit pas se mettre à l’ouvrage et ensuite regarder en arrière, ne pensez-vous pas ?

Ne pensez pas que qui que ce soit m’influence. J’essaie de trouver ma voie et bien sûr, je ferai des erreurs. Les gens, dans leur souhait de bien faire, ont, je l’ai découvert, inquiété mon pauvre vieux prêtre pour qu’il me force à manger, alors que je mange vraiment très bien, qu’il me force à voyager et… je suis tout à fait bien et forte comme un cheval. Depuis l’opération[4], je ne sais pas ce que c’est que d’avoir mal et ma jambe est étonnamment bien et elle enfle peu par les longs offices debout quand les deux pieds enflent à cause de la chaleur… Mais rares sont ceux qui ne ressentent pas cela.

Les gens ne me voient pas dans ma vie et ne voient pas combien je suis complètement calme, satisfaite et profondément reconnaissante à Dieu pour tout cela. Au lieu de se faire du souci pour moi, ils devraient remercier Dieu qu’il m’ait trouvée digne d’une telle consolation par le travail que j’ai et qui me donne une complète et entière satisfaction.

Si vous trouvez une minute pour me répondre, s’il vous plaît, faites-le et dites que vous comprenez tout et ajoutez peut-être un gentil petit mot en russe dans votre lettre en anglais, pour que je puisse le lire au prêtre, disant que vous croyez en lui et que vous êtes sûrs qu’il saura m’aider si Dieu prévoit des difficultés à venir. Vous voyez, je vous considère, toi et Alix, comme frère et sœur, lui [le prêtre] comme son souverain et maître, et je sens qu’on l’a tourmenté en disant que vous pouviez être vexés par ma conduite et que vous pensiez qu’il m’influençait pour que je me coupe de vous tous et que je me tue par une vie ascétique et par beaucoup de travail, alors qu’aucune de ces suppositions n’est vraie. Il me confesse, il me guide dans l’Église et me donne un immense secours et un exemple par sa vie pure et simple, si modeste et si élevée dans son amour sans limites pour Dieu et pour l’Église orthodoxe. Parler avec lui quelques minutes seulement, montre à quiconque qu’il est modeste, pur et homme de Dieu, et le serviteur de Dieu de notre église. Il n’a jamais été en contact avec la haute société, de sorte que beaucoup de faiblesses étranges et l’amour de se mêler de tout, il vient d’en faire connaissance [de la part des autres]. Un gentil mot d’encouragement de toi son souverain adoré fera disparaître toutes ces croix et il le mérite vraiment.

Pardonnez cette longue lettre qui est pour vous deux, mes chers, car je ne vous ai pas vus depuis longtemps et vous pourrez ainsi connaître ma vie actuelle. S’il y a des questions, s’il vous plaît, mes chers, écrivez-les.

Cette lettre et mon tendre amour à vous deux, mes chers. Dieu vous bénisse, très chers – votre vieille sœur tendrement aimante,

ELLA

Lettre III. « J’épouse le Christ et sa cause,
je me donne tout entière à lui et aux prochains »

En mars 1910 la grande-duchesse se trouve désormais à quelques jours de la cérémonie de sa « consécration à Dieu », d’une nouvelle vie choisie librement, engagement qu’elle prend avec ses sœurs, comme « sœur de la Croix ». Elle sera nommée mère supérieure de la Demeure et on l’appellera désormais mère Élisabeth. Dans les trois lettres qui suivent, elle exprime très simplement son repentir pour toutes ses fautes et ses péchés, et formule aussi le sérieux de son engagement. Tout est dit pour le présent et pour le futur dans ces quelques lignes. Plus loin, dans la lettre du 7 avril 1910, elle rappelle son lien à la Russie et au tsar, sans oublier de faire mémoire du grand-duc Serge, et demande à Dieu la force de rester digne de l’enseignement reçu d’un époux noble et vrai chrétien. C’est le 9 avril 1910 que la communauté prononcera ses vœux.

Le 26 mars 1910, vendredi soir : synaxe de l’archange Gabriel.

Dieu te bénisse pour ce regard si bon lorsque je t’ai demandé pardon avant d’aller me confesser. J’ai vu ton âme véritable dans tes yeux comme autrefois, et l’autre jour, ils avaient perdu ce regard et mon chagrin intense était encore plus profond. On dit que « les yeux sont le miroir de l’âme », et je le crois.

Ô cher, très cher enfant – je puis t’appeler ainsi, n’est-ce pas ? –, je te connais depuis si longtemps, et avec Serge j’ai prié pour toi et maintenant plus que jamais, mes prières t’accompagnent – s’il te plaît, s’il te plaît, pardonne-moi maintenant et pardonne-moi le passé (moi, bien sûr, je ne me pardonnerai jamais et il n’est pas une confession où je ne répète pas que j’étais trop dure, alors quand peut-être avec un amour tendre, j’aurai pu véritablement t’aider et ne pas perdre à jamais ta confiance).

Peut-être que si j’avais procédé différemment, tu aurais vu la vérité réelle et tu n’aurais pas recherché d’autres recours qui, cachés des autres, t’apportent leur religion particulière en semblant ne pas te couper de la véritable Église orthodoxe[5]. « Du choc des opinions jaillit la vérité » et peut-être que nous aurions pu parler calmement, examiner les choses et en arriver à la conclusion que nous pouvons nous tromper et que tous ceux qui semblent saints ne le sont pas. Peut-être sont-ils sincères, cela est possible, mais il semble que cela soit différent. Mais disons qu’ils sont sincères et que le Diable s’est emparé d’eux – prelest – et que plus nous essayons de monter [spirituellement], plus le Diable est à l’œuvre pour nous rendre aveugles à la vérité, plus nous montons, plus souvent nous chutons. Nous devons avancer si lentement que nous avons l’impression de ne pas avancer du tout.

« La maison de l’âme, c’est la patience et la nourriture de l’âme, c’est l’humilité[6] », on doit regarder de haut en bas, on doit se sentir le pire des pires. Il me semble assez souvent faux d’essayer de [me] sentir la pire des pires, mais c’est ce à quoi nous devons arriver – avec l’aide de Dieu, tout est possible.

Ne considère pas ma lettre comme une longue épître de prêche – je l’appelle ma confession à toi. Dans deux semaines, ma nouvelle vie bénie dans l’Église commence. C’est comme si je disais adieu au passé, à ses fautes et à ses péchés, avec l’espoir [d’avoir] un but plus haut et une existence plus pure. Prie pour moi, très cher. Oh, si tu venais passer la semaine de jeûne et Pâques – ma prise de vœux est encore plus sérieuse que celle d’une jeune fille qui se marie. J’épouse le Christ et sa cause, je me donne tout entière à lui et aux prochains, je vais plus profond dans notre Église orthodoxe et deviens comme un missionnaire de la foi chrétienne et des œuvres de miséricorde et ô mon cher, je suis si indigne de tout cela et je veux vraiment des bénédictions et des prières. Ne peux-tu vraiment pas venir ? Oh, Alix ne serait pas fatiguée et les jours plus heureux d’autrefois réchaufferaient son cœur et lui redonneraient la santé. Vous aimez tellement Moscou et vous vous souciez un petit peu de moi,

Votre amie véritable et votre sœur,

ELLA.

NOTES LETTRES I, II ET III.

[1] On ignore à quelle date est apparue l’idée de la Demeure de miséricorde Marthe-et-Marie, certains pensent que c’était déjà présent dans l’esprit d’Elisabeth en 1906.

[2] Élisabeth se rendit plusieurs fois à l’ermitage Saint-Zossime, profitant des conseils spirituels de l’higoumène Germain, puis du starets Alexis.

[3] Élisabeth était chef honoraire du 51e régiment des dragons de Tchernigov et du 5e régiment des grenadiers de Kiev.

[4] En janvier 1908, Élisabeth dut subir une opération, l’ablation d’une tumeur bénigne. L’opération fut un succès et elle s’y remit rapidement.

[5] Élisabeth semble bien faire allusion ici à Grégoire Raspoutine, qui est entré dans la vie de la famille impériale dès 1905. Élisabeth n’a jamais caché son opposition au rôle que jouait Raspoutine auprès de la famille impériale et dans les affaires de l’Église et de l’État.

[6] « La maison de l’âme, c’est la patience : qu’elle s’y tienne. Son bien, c’est l’humilité, quelle s’en nourrisse. » Saint Élie l’Ecdicos ; cf. Dobrotolioubie [version russe de la Philocalie], Moscou, 1857.

 

Lettre IV. « Que le Christ nous enveloppe tous
dans son Amour complet et sans limites »

27 mars 1910.

Je suis si heureuse de recevoir la Sainte Communion en vivant auprès de vous.

Que le Christ nous enveloppe tous dans son Amour complet et sans limites.

Lettre V. « Que Dieu m’aide à être digne de cette tâche »

Moscou, 7 avril 1910.

Très cher frère,

Je demande tes bénédictions, tes prières et ton pardon avant le jour solennel dont je m’approche. Que Dieu m’aide à être digne de cette tâche qui est une tâche de joie profonde et de paix de l’âme pour moi. Que mes humbles tentatives trouvent grâce à ses yeux et que toi, très cher, mon souverain terrestre, tu puisses obtenir un peu d’aide dans ton œuvre tandis que j’essaierai avec l’aide de Dieu d’apporter du réconfort à tes enfants. S’il te plaît, essaie d’être convaincu, que quelque maladroite ou pécheresse que ma pauvre vie terrestre puisse être – je suis vraiment un de tes sujets – la volonté est toujours pleine de bonnes intentions et de vœux pieux, même si, en chemin, je trébuche et fais des fautes sans nombre. Serge est mort avec joie pour toi et pour son pays. Deux jours auparavant, il disait combien il donnerait volontairement son sang si cela pouvait être nécessaire. J’espère que Dieu me donnera de la force afin que nul ne puisse dire que je suis indigne d’avoir jadis été guidée par un époux aussi véritablement noble et un vrai chrétien.

Je t’embrasse de tout mon cœur et t’envoie mon humble bénédiction et mes prières.

Ton amie véritable et ta sœur,

ELLA.

Lettre VI. « Quelquefois Dieu laisse d’humbles êtres
sans importance travailler en son honneur et pour son Église »

Mère Élisabeth s’adresse en toute confiance à Nicolas II afin de lui parler de son œuvre, de l’orientation qu’elle veut lui donner malgré toutes les difficultés qu’elle rencontre avec le Saint-Synode. Elle explique pourquoi elle a demandé le titre de « diaconesse », justifiant ce choix comme un héritage de l’Église ancienne et comme un pont entre l Église et le peuple. Sensible à l’enracinement dans la tradition orthodoxe, elle redit sa patience et sa confiance dans le développement de sa communauté – alliant une vie de prière intense avec le travail – ainsi que son espérance dans la confirmation du titre de « diaconesse » dans le seul but d’aider l Église et ceux qui souffrent.

1er janvier 1912.

Dieu te bénisse mon cher,

Ma première lettre de cette nouvelle année est pour t’apporter mon humble travail pour ton approbation et puissent les saints de cette semaine et de ce mois, saint Basile le Grand, saint Grégoire le Dialogue et saint Jean Chrysostome, protecteurs d’une des premières diaconesses, sainte Olympie, te guider pour décider pour le mieux et me donner l’humilité, la sagesse et l’amour pour servir notre Église orthodoxe et l’humanité souffrante.

C’est comme si la main de Dieu nous protégeait car ce mois même, l’affaire des diaconesses doit être décidée[1] et, dans plusieurs moments de notre vie communautaire, sa miséricorde et son amour sans limites ont été répandus sur nous et sur moi qui véritablement sais si peu de choses. Mais il a souvent, dans les moments difficiles, envoyé vers moi de sages conseillers et m’a toujours soutenue par les prières de tant de ses serviteurs. Bien sûr, par Sabler tu as eu tous les détails. Les huit voix pour nous en l’état actuel, et les deux d’opinion différente[2].

Maintenant j’aimerais que tu connaisses ma position. Cette œuvre doit avoir une place déterminée dans l’Église, sinon elle sera toujours vacillante, et après ma mort, qui sait, ce sera transformé vraisemblablement en couvent ou en ermitage. Nous nous sommes basés sur une stricte fondation ecclésiale orthodoxe en tous ses détails, puisque nous sommes bénis par notre métropolite[3] qui, bien sûr, connaît toute notre vie, et nous avons les traditions des diaconesses consacrées. Le Saint-Synode trouve ce moment propice pour encourager l’Église et la foi vacillante et être en contact avec son troupeau comme un bon pasteur. Ils espèrent que d’autres foyers comme le nôtre seront fondés, seulement pour cela, nous devons être confirmées comme diaconesses.

Le premier degré, dans l’ancien temps, était le diaconat consacré. Le second plus haut, « par ordination », était ce que vladika Hermogène veut, la ruine de la communauté en fait, car des diaconesses jouaient un rôle si important dans le clergé, qu’elle furent écartées et on laissa plus ou moins leur fonction périr. (Le Synode est tout à fait contre et cela semble sage car les femmes de notre temps sont plus entreprenantes et souhaitent jouer un grand rôle – comme les hommes.) Puisqu’elles [les diaconesses consacrées] ne furent pas abolies pourquoi attendre le Sobor[4] (ainsi que le dit le métropolite Antoine) ? Jusqu’à présent je ne t’ai pas écrit puisque cette affaire était au Synode, mais puisque tu as à présent le rapport, je souhaite que tu connaisses mon humble opinion.

Que Dieu te bénisse mon cher. Souviens-toi quelquefois de moi dans tes prières,

Ta vieille sœur aimante et ton humble sujet,

ELLA.

Comme je l’ai dit dans mon télégramme en réponse à ta lettre[5], « Que Dieu bénisse ta décision » comme tout ce que l’on fait pour son pays, on a besoin de bénédictions sur ce que l’on fait. J’ai eu la possibilité de bien parler avec Alix [Alexandra, l’impératrice, sœur d’Élisabeth] pendant notre marche, mais hélas, jamais de te voir seul et maintenant dans le train, il y aura à nouveau des gens et mon affaire reste brûlante dans mon cœur et j’aimerais que tu saches ce que je ressens afin de me tenir devant toi avec une conscience ouverte, principe auquel j’ai toute ma vie adhéré.

Tu vois pourquoi nous avons demandé le nom de diaconesses, qui signifie en grec « servantes », c’est-à-dire servantes de l’Église, afin que dans ce pays, notre position soit aussi claire que possible comme organe de l’Église orthodoxe (et quand la conversation d’Hermogène fut publiée dans les journaux, il jeta sur notre travail une forte teinte d’imitation du protestantisme[6] sur notre œuvre) sous la stricte direction de notre métropolite et en contact direct et constant avec les évêques et avec toutes sortes de couvents et d’ermitages très stricts ! Leurs startsi sont venus visiter notre communauté, et nous avons leurs prières et leurs bénédictions.

Il est dommage qu’Hermogène[7], avant de lancer une remarque injuste sur notre œuvre, ne l’ait pas vue auparavant. Maintenant, en ce qui concerne la remarque selon laquelle nous devions être entièrement des diaconesses ordonnées, ce n’était pas non plus dans l’Église ancienne aussi obligatoire que les diaconesses consacrées et non ordonnées. Les sœurs non ordonnées existaient comme un vivant trait d’union entre l’Église et le peuple, et c’est ce qui est tant attendu maintenant. Et tu vois que le Saint-Synode à la quasi-unanimité soutint notre demande comme une institution hautement désirable, et un organe dont l’Église a un grand besoin.

Faire des grandes diaconesses [c’est-à-dire ordonnées] à partir de la catégorie inférieure [consacrées] pourrait advenir si cela était absolument nécessaire, et j’étais si absolument sûre que tu connaissais tous ces détails et que tu serais d’accord avec les huit voix pour (dont j’ai fait mention dans ma lettre). C’est seulement au dernier moment que vint [cette rumeur selon laquelle je protestais] à mes oreilles, et j’en fus stupéfaite, car bien sûr, à aucun moment, je n’ai même rêvé de protester. Je souhaite seulement que tu connaisses mon idée. Comme argument, Alix a dit « Sainte Olympie était guidée par saint Jean Chrysostome, » mais devons-nous attendre une sainte Olympie et un autre sage saint qui la guide ? Ce serait un peu de ciel qui descendrait sur terre, mais quelquefois Dieu laisse d’humbles êtres sans importance travailler en son honneur et pour son Église et leurs œuvres prospèrent par les prières de ses serviteurs et les pèlerins trouvent réconfort, et ceux qui souffrent trouvent le repos, n’en est-il pas ainsi, mon cher ?

Voici une simple femme, qui vraiment n’imagine pas qu’elle ait une quelconque importance, mais elle a un grand désir et elle aime l’Église ; elle commence son travail et trouve un groupe d’hommes sages qui [la] guident… Il semble que nous puissions apporter un peu de bien, mais il semble que l’Église devrait nous soutenir, et non nous abandonner et faire avec bonheur la plus grande part.

Alix trouve [l’appellation] foyer des sœurs très claire, voilà, c’est justement ce avec quoi je ne suis pas d’accord. Et pourtant j’espère qu’avec notre rite de consécration qui est confirmé depuis quelque temps par le Saint-Synode[8], après tout nous resterons fermes et ouvertement devant le pays comme une organisation d’Église, une organisation de l’Église orthodoxe plus que cela, je ne le veux. N’importe quel jour, on peut mourir et je regretterai si ce type de communauté, pas entièrement couvent et certainement pas simple ermitage, était changé. Quand mes sœurs les visitent, elles sont, Dieu merci, bien reçues par les gens, les simples et les pauvres et ils les appellent « petites mères », c’est un grand réconfort car ils perçoivent le caractère monastique de notre fondation.

Tous nos offices sont dans un style monastique, tout notre travail est fondé sur la prière. Et bien, avec de la patience et la prière des autres, j’espère que notre humble communauté prospérera et que quand le Sobor aura lieu, nous serons capables de leur montrer une œuvre qu’ils comprendront unanimement. Beaucoup d’autres veulent se joindre à nous et ouvrir des petites communautés, et nous, nous attendons notre confirmation comme « diaconesses », et bien nous verrons, Dieu aidera lentement et sans crainte nous travaillerons. « Travaillez et Dieu travaillera avec vous. »

Prie aussi pour nous, mon cher, afin que nous puissions aider ton Église et réconforter ceux qui souffrent, comme c’est le but de notre vie de prière et de travail. Dieu te bénisse, te protège et te guide.

NOTES LETTRE VI

[1] Nicolas II se prononça précisément ce jour-là. La grande-duchesse Élisabeth évoque ici la séance du Synode prévue pour le 10 janvier.

[2] Sept évêques se prononçaient en sa faveur : le métropolite de Moscou Vladimir, le métropolite de Kiev Flavian, l’archevêque et exarque de Géorgie Innocent, l’archevêque de Finlande Serge, l’archevêque de Volynie Antoine, l’archevêque de Poltava Nazaire, l’évêque de Kholm Euloge. Le huitième désigne visiblement V. Sabler, procureur du Saint-Synode. Le métropolite de Saint-Pétersbourg Antoine et l’évêque de Saratov Hermogène exprimèrent une opinion différente (RGIA [Archives historiques nationales russes], F. 796, op. 2, ed. khr. 2565, f. 292 verso).

[3] Le métropolite Vladimir de Moscou. Il fut le premier hiérarque martyr de la révolution et fut fusillé à Kiev le 25 janvier 1918. Il figure dans l’icône des Nouveaux Martyrs, peinte spécialement en 2000 lors de la cérémonie globale de la canonisation de milliers de nouveaux martyrs.

[4] Il s’agit de la réunion du concile des évêques.

[5] Cette lettre n’est pas datée, mais a certainement été rédigée en janvier 1912, pendant le séjour de la grande-duchesse à Tsarskœ Selo. Elle s’était rendue à SaintPétersbourg afin d’assister à la prestation de serment de son neveu, le grand-duc Dimitri Pavlovitch, le 7 janvier 1912. Voir à ce sujet le journal du grand-duc Constantin Constantinovitch (GARF, F. 660, op. 1, ed. kr 63, f. 127).

[6] On ignore de quelle publication il s’agit, l’évêque Hermogène s’étant prononcé à plusieurs reprises sur le sujet aux séances du Saint-Synode, dans un télégramme à Nicolas II, dans des entretiens avec la presse. L’évêque appuyait principalement son argumentation sur la non-canonicité de la nouvelle institution, faisant référence aux diaconesses des premiers temps. Il ne faisait que sous-entendre les diaconesses protestantes, alors que la grande-duchesse le comprit précisément dans ce sens. On sait que sainte Élisabeth tenta d’expliquer sa position à Hermogène, lui adressant une ou plusieurs lettres. Cf. « Telegramma episkopa Germoguena. O « eretitcheskoï korporatsii » diakoniss » [Un télégramme de l’évêque Hermogène, de la « corporation hérétique » des diaconesses] dans Novœ vremia [Le Temps nouveau], 15 janvier 1912.

[7] Le hiérarque reconnut plus tard s’être trompé. Il mourut en martyr pendant la révolution.

[8] Il s’agit de la consécration, le 9 avril 1910, de quelques sœurs et de la grande-duchesse Élisabeth elle-même devant l’évêque Triphon, selon un rite approuvé par le Synode.

LETTRES DE CAPTIVITÉ (JUILLET 1918) 

Lettre VII. « Gloire à Dieu en toute chose ! »

Bénis, Seigneur !

Que la Résurrection du Christ vous réconforte et vous donne à toutes de la force !

A 6 heures nous avons dépassé Rostov et le soir la Trinité-Saint-Serge. Que saint Serge, saint Dimitri et sainte Euphrosyne de Polotsk nous gardent tous, mes très chères.

Voyager est aisé. Il y a de la neige partout. Je ne puis oublier hier tous vos chers et doux visages. Ô Seigneur, quelle souffrance il y avait en eux, oh comme mon cœur en souffrit ! À chaque minute vous m’êtes devenues plus chères, comment puis-je vous quitter, comment puis-je vous consoler, comment puis-je vous donner de la force ? Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit, mes très chères. Soyez toujours non seulement mes enfants, mais des disciples obéissantes. Restez unies et soyez comme une seule âme – tout pour Dieu – et dites comme saint Jean Chrysostome : « Gloire à Dieu en toute chose ! » Je vivrai avec l’espoir d’être avec vous bientôt et je veux vous retrouver toutes ensemble. En plus de l’Évangile, lisez ensemble les épîtres des apôtres.

Sœurs plus âgées, unissez vos sœurs. Demandez à l’évêque Tikhon de prendre les « poussins » sous son aile. Préparez mes pièces pour lui dans la salle du milieu. Ma cellule servira pour la confession et la grande salle sera une salle de réception. S’il n’y a pas de retard, cela prendra cinq jours pour aller là-bas. Catherine reviendra vers vous aussitôt qu’elle le pourra et vous dira commet cela s’est passé pour nous.

De très doux anges gardiens nous ont été donnés. Nous dormons mal à cause de nos pensées. Merci pour la nourriture, nous en aurons plus en route. J’essaie de prier saint Serge. J’ai une Bible avec moi : nous lirons, nous prierons et nous espérerons.

Pour l’amour de Dieu, ne perdez pas courage. La Mère de Dieu sait pourquoi son Fils céleste nous a envoyé cette épreuve le jour de sa fête.

« Ô Seigneur, je crois, viens en aide à mon peu de foi ! » [Mc 9, 24]

« La providence de Dieu est insondable. »

Lettre VIII. « Que soit avec vous mon amour en Jésus Christ »

Mes chers petits enfants,

Gloire à Dieu ! Vous avez toutes communié ! Vous vous êtes tenues devant le Sauveur comme une seule âme. Je crois que le Sauveur a été avec vous toutes sur cette terre, et qu’au Jugement Dernier, cette prière va s’élever à nouveau devant la face de Dieu, en miséricorde pour chacune de vous et pour moi !

Je ne puis vous exprimer combien j’ai été touchée et comblée de joie jusques au fond de mon âme par vos lettres. Vous m’avez toutes, sans exception, écrit que vous vous efforcerez de vivre comme je vous l’ai souvent dit. Oh, comme vous allez maintenant vous perfectionner pour le salut, je vois déjà là un bon début, mais ne soyez pas abattues et ne faiblissez pas dans vos bonnes intentions, et le Seigneur, qui pour un temps nous a séparées, vous fortifiera spirituellement.

Priez pour moi, pécheresse, que je sois digne de revenir vers mes petits enfants, et rendue parfaite pour vous et pour que nous puissions toutes penser à la manière de vous préparer pour la Vie éternelle. Vous vous souvenez que j’ai souvent eu crainte que vous ne trouviez trop de force dans la vie dans le soutien [que je vous apportais] et j’avais l’habitude de vous dire : « Vous devez vous appuyer plus sur Dieu. » Le Seigneur dit : « Mon fils, donne-moi ton cœur et tes yeux afin qu’ils considèrent mes voies » [Cf. Pr 23, 26]. Alors vous pouvez êtres sûres que si vous donnez à Dieu votre cœur, c’est-à-dire vous-mêmes, vous lui donnez tout.

À présent vous souffrez involontairement, mais avec lui seulement nous trouvons consolation pour supporter la croix de séparation qui nous est commune.

Le Seigneur a trouvé qu’il était temps pour nous de porter sa croix ; efforçons-nous d’être dignes de cette joie. Je pensais qu’étant si faibles, nous n’avions pas encore assez grandi pour porter une lourde croix.

« Le Seigneur a donné et le Seigneur a repris, qu’il soit ainsi ! » [cf. Jb 1, 21]. Quel exemple nous donne saint Job, avec son humble soumission et sa patience dans les épreuves. C’est la raison pour laquelle Dieu lui donne ensuite la joie.

Combien d’exemples de telles épreuves, ne trouvons-nous pas chez les saints Pères et dans les saints monastères ? Préparez-vous à la joie d’être à nouveau ensemble, nous serons patientes, humbles. Ne maugréons pas, soyons reconnaissantes pour tout.

En ce moment, je lis le merveilleux livre de saint Jean de Tobolsk. Voici qu’il écrit : « Le Dieu miséricordieux préserve et donne la sagesse à tous ceux qui remettent leur cœur à sa sainte volonté et avec les mêmes paroles, il soutient et fortifie le cœur, afin que nous ne transgressions pas la volonté de Dieu, en nous inspirant secrètement : Vous êtes toujours avec moi, vous êtes toujours en mon esprit et ma mémoire, vous obéirez à ma volonté sans hésitation. Je suis toujours avec vous, je veille sur vous avec amour et je vous garde afin que vous ne perdiez pas ma grâce, ma miséricorde et les dons de ma grâce. Tout ce qui est mien, est vôtre : mon paradis, les anges et même plus : mon Fils unique engendré ! »

« Je suis tien, moi-même je suis tien, et je serai tien, comme je l’ai promis au fidèle Abraham : Je suis ton bouclier, ta récompense est éternellement grande dans les siècles des siècles » [cf. Gn 15, 1].

« Mon Seigneur, tu es mien, véritablement mien… Je t’entends et j’obéirai à tes paroles de tout mon cœur. » Dites ces paroles chaque jour et vous vous sentirez légères, légères dans vos cœurs.

« Mais ceux qui espèrent dans le Seigneur renouvellent leurs forces ; ils s’élèveront avec des ailes comme les aigles, ils courront sans lassitude et ils marcheront sans fatigue » (Prophète Isaïe….) [cf. Is 40, 31].

« Ô Seigneur, je crois, viens en aide à mon peu de foi ! » [Mc 9, 24]

Mes petits enfants, aimons-nous non pas en paroles ni en langues, mais en actes et en vérité (Épîtres) [cf. 1 Jn 4].

Que la grâce du Seigneur Jésus Christ soit avec vous, et que soit avec vous mon amour en Jésus Christ. Amen !

Votre intercesseur aînée en Dieu et votre mère aimante en Christ,

Mère Elisabeth.

Extrait du livre d’Anne Khoudokormoff-Kotschoubey
et sœur Élisabeth (eds), Élisabeth de Russie, moniale,
martyre et sainte,
 Éditions Lessius, Bruxelles, 2010
(sauf « Lettres de captivité »).
Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur.