Une catéchèse orthodoxe

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Une catéchèse orthodoxe

fondée sur « Le mystère de la foi » par Mgr Hilarion Alfeyev 

Introduction: le dogme et la spiritualité
La quête de la foi 
L’appel
Diversité des chemins
La philosophie cherche le Créateur de l’univers
La religion de la révélation divine
Etymologie du mot « Dieu »
es noms divins
Père » comme le nom divin
Cataphatisme et apophatisme
Le mystère de la Trinité
Termes et formules
L’Unité de l’amour 
Dieu créateur
Les anges
L’origine du mal
L’Auteur du mal 
L’univers
Les six jours de la création
La création de l’homme
Image et ressemblance
L’âme et le corps
La vie des premiers hommes avant la chute
La chute
Les conséquences du péché adamique
Le nouvel Adam
Le Christ de l’Evangile: Dieu et l’homme
Le Christ de la foi: les deux natures
L’Unité des natures
Les deux volontés du Christ
La rédemption
L’Eglise
Les notes de l’Eglise
La hiérarchie ecclésiastique
La femme dans l’Eglise
La Mère de Dieu et les saints
Les saintes icônes
La Croix
Le temps de l’Eglise
L’Eglise et les Eglises
Les sacrements
Le Baptême
La Chrismation
L’Eucharistie
La pénitence
L’onction des malades
Le mariage
Le sacrement de l’ordre
Le monachisme
La fin de l’histoire humaine
La mort et la résurrection
Le Jugement dernier
Qu’est-ce que l’enfer?
« Un nouveau ciel et une nouvelle terre » 

Introduction: le dogme et la spiritualité 

Dans le monde contemporain est largement répandue l’opinion que, en religion, les dogmes sont chose secondaire, non obligatoire, et cèdent la première place aux commandements éthiques. De là vient l’indifférentisme religieux et le peu d’intérêt pour la théologie. Toutefois l’Eglise a toujours eu conscience que dogmes et commandements sont indissolublement liés, que l’un ne va pas sans l’autre. « La foi sans les œuvres est morte », dit l’apôtre Jacques (Jc 2,26). Et selon l’apôtre Paul, « l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres de la loi » (Rm 3,28). Entre ces deux phrases il n’y a point de contradiction: les œuvres sont indispensables, mais elles ne sauvent pas par elles-mêmes, sans la foi, car c’est le Christ qui sauve les hommes, non leurs œuvres de charité.

« Et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres », dit le Christ (Jn 8,32), qui seul est la Vérité, le Chemin, la Vie (Jn 14,6). Chaque dogme révèle la vérité, montre le chemin et fait communier à la vie.

La théologie ne doit pas être en contradiction avec l’expérience spirituelle, mais au contraire découler de celle-ci; c’est précisément ainsi que procéda la théologie des saints Pères durant vingt siècles, depuis l’apôtre Paul et saint Ignace d’Antioche jusqu’à saint Théophane le Reclus et saint Silouane de l’Athos.

Fondée sur l’expérience spirituelle, étrangère au rationalisme et à la scolastique, la théologie orthodoxe reste de nos jours tout autant vivante et active qu’aux siècles précédents. Les mêmes questions de jadis se posent toujours à l’homme: qu’est-ce que la vérité? où est le sens de la vie? comment trouver le bonheur? comment acquérir la béatitude? Le christianisme ne vise pas à mettre les points sur les i, en faisant l’inventaire, jusqu’à épuisement, de toutes les interrogations de l’âme humaine. Mais il révèle une réalité autre, qui surpasse à tel point tout ce qui nous entoure dans cette vie terrestre, que, une fois mis en sa présence, l’homme oublie ses questionnements et ses perplexités, parce que son âme est en contact avec le divin et se tait dans la présence du mystère qu’aucune parole humaine n’est capable d’exprimer.

La quête de la foi 

La foi est le chemin sur lequel Dieu et l’homme vont à la rencontre l’un de l’autre. Dieu fait le premier pas, sa foi inconditionnelle en l’homme ne se dément jamais. Il lui donne un signe, un pressentiment de sa présence. L’homme entend cet appel, mystérieux en apparence, de Dieu, et le pas qu’il fait vers Lui est la réponse à cet appel. Dieu lance à l’homme un appel clair ou secret, sensible ou presque imperceptible. Mais il sera difficile à l’homme de croire en Dieu s’il n’a pas auparavant ressenti cet appel.

La foi est un secret, et un mystère. Pourquoi tel homme répond-il à l’appel, et tel autre non? Pourquoi, après avoir entendu la parole de Dieu, l’un est-il prêt à la recevoir, alors que l’autre reste sourd? Pourquoi, après avoir rencontré Dieu sur son chemin, l’un quitte-t-il tout et le suit, et l’autre se détourne et part de son côté? « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et André son frère, car ils étaient pêcheurs. Et il leur dit: suivez-moi… Aussitôt ils laissèrent leurs filets, et le suivirent. De là étant allé plus loin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean… et il les appela. Et aussitôt ils laissèrent la barque et leur père et le suivirent » (Mt 4,18-22). Comment expliquer le mystère de cet empressement des pêcheurs galiléens, prêts à tout quitter pour suivre le Christ qu’ils voient pour la première fois de leur vie? Et pourquoi le jeune homme riche, auquel le Christ a dit aussi « viens et suis-moi », n’a-t-il pas répondu sur-le-champ, mais « s’en alla tout triste » (Mt 19,21-22)? La raison ne serait-elle pas que ceux-là étaient pauvres, mais celui-ci avait « de grands biens », ceux-là ne possédaient rien, hormis Dieu, mais celui-ci avait des « trésors sur terre »?

Chaque être humain a ses trésors sur terre, que ce soit de l’argent ou des objets, un bon travail ou un bonheur de vivre. Or le Seigneur dit: « Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux » (Mt 4,3). Les anciennes versions de l’Evangile de Luc donnent un verset plus simple et plus direct: « Heureux vous les pauvres, car le Royaume des cieux est à vous » (Lc 6,2). Heureux ceux qui ont le sentiment de ne rien posséder en cette vie, seraient-ils à la tête d’une fortune, et qui pressentent qu’aucune acquisition terrestre ne saurait remplacer Dieu pour l’homme. Heureux ceux qui vont vendre tout ce qu’ils ont pour faire l’acquisition d’une perle de grand prix — la foi (Mt 13,45-46). Heureux ceux qui ont su que, sans Dieu, ils sont pauvres, et sont assoiffés et affamés de Lui de toute leur âme, de tout leur esprit et de toute leur volonté.

L’appel

Une parole sur la foi n’est jamais facile à recevoir. Mais à notre époque les gens sont tellement dévorés par les problèmes de l’existence, que nombre d’entre eux n’ont tout simplement pas le temps d’entendre cette parole et de se mettre à penser à Dieu. Parfois le sentiment religieux se limite à fêter Noël et Pâques, à observer encore quelques rites, simplement pour « ne pas se couper de ses racines », des traditions nationales. Mais pour bien des gens la grande affaire c’est la vie active, le travail. « Il est entièrement plongé dans le travail », « le travail est tout pour lui », « c’est un homme d’action »: voilà le meilleur compliment que l’on peut recevoir de ses amis et collègues. Les « hommes d’action » forment cette génération particulière d’hommes du XXe siècle, pour lesquels il n’existe rien d’autre qu’une entreprise ou un business quelconque où ils exercent leur activité, qui les accapare totalement au point de ne pas laisser passer la moindre lueur, de ne pas leur accorder la moindre pause, indispensables pour écouter la voix de Dieu.

En dépit de tout, et aussi paradoxal que cela paraisse, au milieu du bruit, dans le tourbillon des activités, des événements et des impressions, les gens entendent dans leur cur l’appel mystérieux du divin. Il arrive que cet appel ne soit pas reconnu comme venant de la Divinité, ou de l’idée que nous nous en faisons, et soit souvent perçu de manière subjective comme une insatisfaction, une inquiétude intérieure, une recherche. Il faudra bien des années pour que l’homme prenne conscience du peu de valeur et de l’échec de sa vie antérieure, parce que Dieu en était absent, sans lequel il n’est pas et il ne saurait y avoir de plénitude d’être. « Tu nous a créés pour Toi, écrit  Saint Augustin, et notre cœur n’aura pas de repos, avant de pouvoir se reposer en Toi ».

Diversité des chemins

Les hommes arrivent à Dieu par des voies différentes. Parfois la rencontre avec Dieu est soudaine et imprévue, parfois elle est préparée par un long cheminement à travers les tâtonnements, les doutes, les désillusions. Dans certains cas, Dieu « rattrape » l’homme, en le prenant au dépourvu, dans d’autres l’homme trouve Dieu en se tournant vers Lui. Cette conversion peut survenir à tout âge, dans l’enfance ou l’adolescence, dans la maturité ou la vieillesse. Il n’y a pas deux êtres qui soient venus à Dieu par le même chemin. Il n’est pas de chemin battu que quelqu’un pourrait emprunter à la place d’un autre. Ici chacun est le premier à frayer la route, chacun doit la parcourir de bout en bout et trouver son Dieu personnel, auquel nous disons: « Dieu, tu es mon Dieu! » (Ps 63,2). Dieu est le même pour tous les hommes, mais il doit être découvert par moi et être à moi.

Un des exemples de conversion soudaine est celui de l’apôtre Paul. Avant de devenir apôtre c’était un juif de stricte obédience qui abhorrait le christianisme en tant que secte nuisible et dangereuse. « Respirant la menace et le meurtre », il se rendait à Damas avec l’intention de nuire grandement à l’Eglise, lorsque à l’approche de la ville « tout à coup une lumière venant du ciel resplendit autour de lui; il tomba par terre et entendit une voix qui lui disait: Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? Il répondit: Qui es-tu, Seigneur? Et le Seigneur dit: Je suis Jésus que tu persécutes » (Ac 9,1-5). Aveuglé par la lumière Divine, Saul perdit la vue, pendant trois jours il ne vit rien, il ne mangea ni ne but. Ensuite il reçut le baptême, recouvra la vue et devint un apôtre du Christ, destiné à travailler « plus que tous » dans la prédication de l’Evangile (I Co 15,1). Immédiatement après son baptême il alla prêcher ce même Christ qui s’était révélé personnellement à lui, qui était devenu sonDieu.

Assurément la conversion à Dieu est bien loin de se produire toujours à l’improviste et par surprise; le plus souvent la découverte vient à la suite d’une longue quête. Aujourd’hui certains commencent par chercher dans les livres une « vérité » abstraite, coupée de la vie, avant de parvenir à la révélation du Dieu Personne. Parfois on vient au christianisme par des chemins détournés, par les religions et cultes de l’Orient, le bouddhisme, le yoga. D’autres viennent à Dieu après avoir vécu un drame: la perte d’une personne proche, un chagrin, une maladie, la ruine de leurs espérances.

La conversion à Dieu peut intervenir à travers la rencontre avec un croyant authentique, prêtre ou laïc fervent.

Le chemin le plus sûr vers Dieu semble être celui d’un enfant qui naît dans une famille croyante, et grandit dans la foi. Néanmoins la foi, bien que transmise parfois par les ancêtres, doit être saisie par l’intelligence ou passer par les souffrances de la personne, elle doit devenir partie intégrante de sa propre expérience. On connaît le cas d’athées issus de familles croyantes ou même de prêtres… On ne naît pas croyant. La foi est un don, un don obtenu grâce aux efforts, aux actes de courage de ceux qui la cherchent.

La philosophie cherche le Créateur de l’univers

De tout temps l’homme sur terre a aspiré dans son être à découvrir la vérité, à comprendre le sens de la vie. Dans la Grèce antique les philosophes se lançaient dans l’exploration des lois de l’univers comme dans celle des lois de la pensée humaine, avec l’espoir d’atteindre ainsi la connaissance des causes premières qui régissent toutes choses. Les philosophes n’analysaient pas seulement les lois du raisonnement et de la logique, mais ils étudiaient également l’astronomie et la physique, les mathématiques et la géométrie, la musique et la poésie. La diversité des connaissances allait de pair avec une vie religieuse et ascétique, sans laquelle on ne saurait atteindre la purification de l’esprit, de l’âme et du corps, ou catharsis.

En étudiant le monde visible, les philosophes arrivaient à la conclusion que rien n’est laissé au hasard dans l’univers, dont chaque parcelle a sa place et remplit sa fonction, en étant soumise à des lois strictes: les planètes ne dévient jamais de leur orbite, et les satellites n’abandonnent pas les planètes. Harmonie et finalité règnent partout dans le monde, au point que les anciens lui donnèrent le nom de « cosmos », c’est-à-dire « beauté, ordre, harmonie », en opposition à « chaos », désordre, dysharmonie. Le cosmos faisait figure d’énorme mécanisme dont le mouvement suivait un rythme immuable, dont le pouls ne faiblissait jamais. Or un mécanisme doit être créé par quelqu’un , une montre doit être fabriquée et remontée. Les philosophes, par la voie dialectique, parvinrent alors à l’idée d’un Constructeur unique de l’univers. Platon l’appela Créateur, Père, Dieu, Démiurge, ce dernier terme désignant un Maître d’œuvre, un chef de travaux.

Les philosophes parlaient également du Logos (en grec, logos signifie « parole, raison, pensée, loi »), conçu primitivement comme une loi éternelle et universelle, sur le fondement de laquelle est structuré le monde entier. Toutefois le Logos n’est pas seulement un concept, une idée abstraite, c’est également une force créatrice divine, intermédiaire entre Dieu et le monde créé. Tel était l’enseignement de Philon d’Alexandrie et des néoplatoniciens.

Chez Plotin, le représentant de l’école néoplatonicienne, la philosophie se transforme presque en religion; il insiste sur la transcendance, l’infini, l’absolu et l’incognoscibilité de la divinité; aucunes définitions ne peuvent l’épuiser, aucunes propriétés ne peuvent lui être attribuées. Etant la plénitude de l’être, l’Un (c’est ainsi que Plotin nommait Dieu) engendre toutes les autres formes de l’être, dont la première est l’Intelligence, et la seconde l’Ame du monde; au-delà de la sphère de l’Ame du monde s’étend le monde matériel, c’est-à-dire l’univers auquel l’Ame insuffle la vie. De la sorte le monde apparaît comme le reflet de la réalité divine et porte en lui des traits de la beauté et de la perfection. L’Un, l’Intelligence et l’Ame forment conjointement la Triade divine (Trinité). Par la purification, la catharsis, l’homme peut s’élever jusqu’à la contemplation de Dieu, mais quoiqu’on fasse, Dieu reste inconcevable et inaccessible, quoiqu’on fasse, il reste un mystère.

La philosophie antique serre au plus près par la dialectique les vérités qui seront révélées définitivement dans le christianisme, le Dieu unique, le Créateur du monde, le Fils Logos divin, la Sainte Trinité. Ce n’est pas fortuitement que les premiers auteurs chrétiens appelaient la philosophie « le christianisme d’avant le Christ ».

La religion de la révélation divine 

La majorité des peuples vivant dans le monde préchrétien était plongée dans les ténèbres du polythéisme.

Il y eut toutefois un peuple élu, à qui Dieu avait confié le mystère de la connaissance sur Lui-même, sur la création du monde, sur le sens de la vie. Les anciens hébreux connaissaient Dieu non par les livres, ni par les raisonnements des sages, mais par leur propre expérience multiséculaire. Ils ont laissé un grand Livre, la Bible, qui n’est pas sorti de l’imagination des hommes mais a été donné d’en haut, par une révélation directe de Dieu. Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Elie, une foule de justes et de prophètes ne se contentaient pas de méditer sur Dieu, ils Le priaient, ils Le voyaient de leurs yeux, ils parlaient avec Lui face à face.

Toutes les révélations de Dieu dans l’Ancien Testament ont un caractère personnel. Dieu se révèle à l’homme non comme une force abstraite, mais comme un être vivant qui parle, écoute, voit, pense, se montre secourable.

Dieu prend une part active et animée à la vie du peuple d’Israël. Lorsque Moïse mène le peuple hors d’Egypte vers la terre promise, Dieu lui-même le précède dans une colonne de feu. Dieu séjourne au milieu du peuple, dialogue avec lui, réside dans la maison que l’on a bâtie pour lui.

Le plus étonnant dans la religion révélée est que Dieu demeure sous le couvert du mystère, dans l’inconnaissance, et en même temps à tel point proche des gens qu’ils peuvent L’appeler « notre Dieu » et « mon Dieu ». Un abîme sépare ici la révélation de Dieu des sommets atteints par la pensée humaine: le Dieu des philosophes reste abstrait et inerte, alors que le Dieu de la révélation est vivant, proche et personnel. L’un et l’autre chemin nous donnent à comprendre que Dieu est inconcevable et qu’Il est mystère; la philosophie laisse l’homme au pied de la montagne sans lui donner la possibilité de s’élever plus haut, tandis que la religion le conduit jusqu’au sommet, là où Dieu vit dans les ténèbres, elle l’introduit à l’intérieur de la nuée, c’est-à-dire que, par-dessus tous les mots et les déductions de la raison, elle entrouvre devant lui le mystère de Dieu…

Etymologie du mot « Dieu »

Dans plusieurs langues, le mot « Dieu » est apparenté à divers termes ou concepts dont l’analyse, en vertu de ces mises en relation, nous permettra de nous faire une idée sur la nature de Dieu. A l’époque antique les gens s’efforçaient de trouver des mots dans leur propre langue pour les aider à exprimer leur manière de se représenter Dieu ou, mieux encore, leur expérience de la relation qu’ils entretenaient avec Dieu.

Dans les langues d’origine germanique, le mot « Dieu », God en anglais, Gott en allemand, vient d’un verbe signifiant « tomber face contre terre », se prosterner.  L’apôtre Paul, ébloui par Dieu sur le chemin de Damas, terrassé par cette lumière, soudain « tomba à terre […] tremblant et saisi d’effroi » (Ac 9,4,6).

Dans la langue russe comme dans les langues d’origine slave reliées au groupe indo-européen, le mot « Dieu », selon les linguistes, est apparenté au sanscrit bhaga, qui signifie « celui qui comble de présents, dispense des dons », et qui à son tour vient de bhagas, « fortune, bonheur ». Le mot « richesse » (en russe: bogatstvo) est également apparenté au mot « Dieu » (en russe: Bog). Ainsi la représentation de Dieu se traduit en termes de plénitude d’être, de perfection absolue, de béatitude, lesquels toutefois ne restent pas à l’intérieur de la Divinité, mais se répandent sur le monde, sur les personnes, sur tout être vivant. Dieu nous comble de dons, nous dispense ses biens par la grâce de sa plénitude, de ses richesses, lorsque nous communions avec Lui.

Le mot grec theos, d’après Platon, vient du verbe theein, qui signifie « courir ». Mais à côté de cette étymologie, saint Grégoire le Théologien en introduit une autre: le nom theosvient du verbe aithein, « allumer, brûler, flamber ». Saint Jean Damascène avance encore une troisième étymologie du mot theos, de theaomai, « contempler »: car on ne saurait rien lui cacher, son regard s’étend à tout. Il a tout contemplé avant que naisse quoi que ce soit.

Le nom par lequel Dieu s’est manifesté aux anciens hébreux, Yahweh, signifie « Celui qui est », qui a l’existence, qui a l’être; il vient du verbe hayah, être, exister, ou plutôt de la première personne de ce verbe, ehieh , « Je suis ». Toutefois ce verbe a un sens dynamique, il ne désigne pas simplement le fait d’exister en soi, mais un mode d’être toujours actuel, une présence vivante et active. Lorsque Dieu dit à Moïse: « Je suis Celui qui est » (Ex 3,14), cela signifie: Je vis, Je suis ici, Je suis près de toi. Par ailleurs ce nom souligne la prééminence de l’être de Dieu sur l’être de tout ce qui existe; il s’agit de l’être premier, qui se suffit à lui-même, l’être éternel, la plénitude d’être qui est au-delà de l’être.

Selon une antique tradition, les hébreux de l’ère post-exilique ne prononçaient pas le nom de Yahvé, Celui qui est, tant ce nom faisait naître en eux un tremblement sacré. Seul le grand prêtre, une fois par an, lorsqu’il entrait dans le Saint des Saints pour faire les encensements, était habilité à y prononcer ce nom. Si un homme ordinaire, ou même un prêtre, dans le temple voulait dire quelque chose concernant Dieu, il faisait appel à des noms de substitution ou bien disait « le ciel ». Dans l’écriture les hébreux désignaient Dieu par le tétragramme sacré YHWH. Les anciens hébreux savaient parfaitement qu’il n’existe pas dans le langage humain de nom, de mot, de terme, capable d’exprimer l’être de Dieu.

En s’abstenant de prononcer le nom de Dieu, les Juifs montraient que l’on peut s’unir à Dieu moins par la parole et par l’écrit, que par un silence pénétré de respect et de tremblement sacré.

Les noms divins

Dans les Saintes Ecritures les noms de Dieu sont foison; chacun d’entre eux, tant impuissant à le saisir dans son essence, met en relief telle ou telle de Ses propriétés. Le célèbre traité du Ve siècle, Les noms divins , attribué à Denys l’Aréopagite, expose pour la première fois systématiquement ce thème d’un point de vue chrétien, bien qu’il ait été développé antérieurement par d’autres auteurs, en particulier par saint Grégoire le Théologien.

Certains noms attribués à Dieu mettent en évidence Sa prééminence sur le monde visible, Sa puissance, Sa seigneurie, Sa dignité royale. Le nom Seigneur (en grec: Kyrios) désigne la domination suprême de Dieu non seulement sur le peuple élu, mais sur l’univers entier. Le nom du Tout-Puissant (grec: Pantokrator) signifie que Dieu tient toutes choses  dans Sa main, qu’Il soutient l’univers et l’ordre qui y règne: « Ma main a fondé la terre, et ma droite a étendu les cieux » (Is 48,13); Dieu « soutient toutes choses par sa parole puissante » (Héb 1,3).

Les noms Saint, choses Saintes, Sainteté, Sanctification, Bon, Bonté, mettent en évidence que Dieu possède en Lui-même toute la plénitude du bien et de la sainteté, et qu’en outre il répand ce bien sur toutes ses créatures, en les sanctifiant .

Dieu est également appelé Sagesse, Vérité, Lumière, Vie. Salut, rachat, délivrance, résurrection, tels sont les noms que l’Ecriture Sainte donne à Dieu, parce qu’en Lui seul (en Christ) s’accomplit pour l’homme la délivrance du péché et de la mort éternelle, ainsi que la résurrection à une vie nouvelle.

Dans la Bible on rencontre des noms divins empruntés au monde naturel qui le représentent non point à partir de ses signes distinctifs, non point en essayant de préciser ses qualités propres, mais en s’aidant de symboles et d’analogies, qui permettent de lui donner un sens. Dieu est alors comparé au soleil, à une étoile, au feu, au vent, à l’eau, à la rosée, à la nuée, à une pierre, à un rocher, à un parfum. Du Christ on dira qu’Il est le Pasteur, la Brebis, l’Agneau, le Chemin, la Porte, l’image de Dieu. Simples et concrets, tous ces noms sont empruntés à la réalité quotidienne, à la vie de tous les jours. Mais leur portée est telle que, comme dans les paraboles du Christ, nous pressentons au-delà des images de la pierre précieuse, de l’arbre, du levain dans la pâte, des semences dans le champ, une réalité infiniment plus grande et douée de signification.

Dans de nombreux textes des Saintes Ecritures il est fait mention de Dieu comme d’un être ayant forme humaine, c’est-à-dire doté d’un visage, d’yeux, d’oreilles, de mains, d’épaules, d’ailes, de pieds, d’une respiration; il est dit que Dieu se retourne ou se détourne, se souvient ou oublie, se fâche ou s’apaise, s’étonne, s’afflige, hait, va, écoute. Cet anthropomorphisme repose sur l’expérience vécue d’une rencontre personnelle avec Dieu en tant qu’être vivant. En essayant de donner forme à cette expérience, l’homme avait recours à des paroles et des images du monde terrestre.

« Père » comme le non divin 

« Père » est le nom biblique traditionnel pour Dieu. Ses enfants sont le peuple d’Israël: « Tu es cependant notre père, car Abraham ne nous connaît pas, et Israël ignore qui nous sommes; c’est Toi, Seigneur, qui es notre Père, qui, dès l’éternité, T’appelles notre Sauveur » (Is 63,16). La paternité de Dieu ne relève certainement pas d’une quelconque masculinité, car il n’y a pas de différenciation sexuelle au sein de la Divinité. Il importe toutefois de se souvenir que le nom de « Père » n’était pas naïvement appliqué à la Divinité par les humains, c’est le nom particulier par lequel Dieu Se révéla Lui-même au peuple d’Israël. Les images de masculinité ne furent donc point plaquées sur Dieu, c’est plutôt Dieu Lui-même qui les adopta lors de Ses révélations aux hommes. Les trois Personnes de la Sainte Trinité portent le nom de Père, Fils et Saint Esprit, là le nom de Fils appartient au Logos éternel de Dieu, qui S’est incarné et S’est fait homme. Dans les langues sémitiques où le mot Esprit (héb. ruah, syr. ruha’) est du féminin, les images de féminité sont mises en œuvre en référence à l’Esprit Saint. Les termes de la Sagesse de Dieu (héb. hokh’ma, grec sophia) en hébreu comme en grec sont du féminin. Ils ouvrent ainsi la possibilité d’appliquer des images de féminité au Fils de Dieu, traditionnellement identifié avec la Sagesse. Hormis cette exception, des images exclusivement masculines sont utilisées dans la tradition orientale pour désigner le Père et le Fils.

Les orthodoxes sont naturellement hostiles aux tentatives modernes de modifier les images bibliques traditionnelles en rendant le langage de Dieu plus « inclusif », en faisant référence à Dieu en tant que « mère » et à Son Fils en tant que « fille »,  ou en utilisant les termes génériques de « parent » et « enfant ». Pour les orthodoxes, le concept plénier de maternité s’incarne en la personne de la Mère de Dieu, dont la vénération ne se réduit pas à une simple coutume ou à un phénomène culturel, mais est un dogme ecclésial et un domaine essentiel de la spiritualité. On ne saurait donc pas ramener à une simple divergence culturelle entre orthodoxes et catholiques d’un côté, et certains protestants de l’autre, le fait que les premiers vénèrent la Mère de Dieu, alors que les autres prient le « Dieu Mère ». La divergence dogmatique est de taille et ne saurait être redressée tant que la vénération de la Mère de Dieu n’est pas remise en honneur dans les Eglises qui, pour diverses raisons, l’ont perdue. En outre, les orthodoxes ne font pas uniquement preuve d’entêtement en refusant de modifier le langage biblique sur Dieu, mais plutôt d’une compréhension claire du fait que l’entière tradition spirituelle, théologique et mystique de l’Eglise endure d’irréparables altérations lorsque la panoplie traditionnelle des images et des noms divins est soumise à des transformations.

En vérité tout nom peut être appliqué à la Divinité, tandis qu’aucun ne saurait la décrire. Tous les noms en usage pour Dieu dans les traditions bibliques et orthodoxes visent à saisir le mystère au-delà des noms. Il est néanmoins d’une importance cruciale de rester fidèle au langage biblique divin et ne pas lui substituer des formes novatrices. Tous les noms de Dieu sont anthropomorphiques. Il y a cependant un écart entre l’anthropomorphisme biblique, fondé sur l’expérience du Dieu personnel tel qu’Il s’est révélé aux hommes, et le pseudo-anthropomorphisme de théologiens modernes qui, en introduisant la notion de genre à l’intérieur de la Divinité, parlent de Dieu en termes de « Lui-Elle », ou « Notre Mère et Père ».

Cataphatisme et apophatisme 

Si nous dressons l’inventaire des noms Divins, nous arrivons à la conclusion qu’aucun d’entre eux ne peut nous donner de Dieu une notion intégrale. Si nous parlons des propriétés de Dieu nous découvrons qu’en les mettant bout à bout nous n’arrivons pas jusqu’à Dieu. Dieu est au-dessus de tout nom. Si nous Le nommons l’être, Il est au-delà ou au-dessus de l’être; si nous Le nommons vérité ou justice, dans Son amour il est au-dessus de toute justice; si nous Le nommons amour, Il est plus que l’amour, Il est au-dessus de l’amour. De même Dieu est au-dessus de toute propriété que nous pourrions lui assigner, serait-ce l’omniscience, l’omniprésence ou l’immuabilité. En fin de compte nous parvenons à la conclusion que sur Dieu on ne peut généralement rien dire de sûr: toutes nos paroles Le concernant ne sauraient qu’être incomplètes, partielles et limitées. De là nous tirons la conséquence que nous ne pouvons dire ce que Dieu est, mais seulement ce qu’Il n’est pas. Ce mode de raisonnement sur Dieu a reçu l’appellation de théologie apophatique (négative) par opposition à la théologie cataphatique (positive).

L’apophatisme consiste en la négation de tout ce que Dieu n’est pas. L’élévation apophatique de l’esprit vers Dieu, les saints Pères (Denys l’Aréopagite, Grégoire de Nysse) la comparent à l’ascension par Moïse de la montagne du Sinaï vers Dieu, qui s’enveloppa de ténèbres (II S 22,12). La ténèbre divine signifie l’absence de tout élément matériel ou sensible. Entrer dans la ténèbre divine signifie sortir des limites de l’être intelligible. Durant la rencontre de Moïse avec Dieu, le peuple israélite devait rester au pied de la montagne, c’est-à-dire dans les limites de la connaissance cataphatique sur Dieu, et seul Moïse pouvait pénétrer dans la ténèbre, c’est-à-dire après avoir renoncé à tout, faire la rencontre de Dieu qui est en dehors de tout, qui est là où il n’y a rien. Nous disons cataphatiquement de Dieu qu’Il est Lumière, mais par ces paroles nous assimilons Dieu à la lumière sensible. Et si  l’on dit du Christ transfiguré sur le Thabor que « son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière » (Mt 17,2), la notion cataphatique de « lumière » est ici utilisée symboliquement, puisqu’il s’agit du rayonnement incréé de la Divinité, qui surpasse toute représentation humaine de la lumière. Nous pouvons apophatiquement nommer la lumière Divine, qui surpasse toute représentation de la lumière, la sur-lumière ou la ténèbre. Ainsi la ténèbre du Sinaï et la lumière du Thabor sont une seule et même chose.

Dans notre appréhension de Dieu nous faisons davantage appel à des concepts cataphatiques qui sont d’un abord plus aisé et plus accessible à l’esprit. Mais la connaissance cataphatique a ses limites qu’elle n’est pas en mesure de franchir. La voie de la négation correspond à une montée de l’esprit dans cet abîme divin où les paroles cessent, où la raison se fige, où s’abolissent toute connaissance et intelligibilité humaine, « où il y a Dieu ». Ce n’est pas par les voies de la connaissance spéculative, mais dans les profondeurs de la prière en silence, que l’âme peut aller à la rencontre de Dieu, qui se révèle à elle comme in-concevable, in-accessible, in-visible, et en même temps comme vivant, proche, intime — comme le Dieu Personne.

Le mystère de la Trinité 

Les chrétiens croient en un Dieu Trinité, Père, Fils et Saint Esprit. La Trinité n’est pas trois dieux, mais un Dieu en trois Hypostases, c’est-à-dire en trois entités personnelles indépendantes. C’est le seul cas où 1 = 3 et 3 = 1. Ce qui en mathématique ou en logique semblerait absurde s’érige en pierre angulaire de la foi. Le chrétien communie au mystère de la Trinité non  par des raisonnements logiques, mais par le repentir, c’est-à-dire par le changement et le renouvellement complets de l’esprit, du cœur, des sentiments, de notre nature tout entière (le mot grec pour « repentir », metanoïa signifie littéralement « revirement de l’esprit »). Il est impossible de communier à la Trinité tant que l’esprit n’a pas été illuminé et transfiguré.

L’enseignement sur la Trinité n’est pas une invention de théologiens, mais une vérité divinement révélée. Lors du baptême de Jésus-Christ, Dieu se manifeste pour la première fois et en toute clarté au monde comme Unité en trois Personnes: « Tout le peuple se faisant baptiser, Jésus fut aussi baptisé; et, pendant qu’il priait, le ciel s’ouvrit, et le Saint-Esprit descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe. Et une voix fit entendre du ciel ces paroles: Tu es mon Fils bien-aimé; en Toi j’ai mis toute mon affection » (Lc 3,21-22). La voix du Père se fait entendre du ciel, le Fils est dans les eaux du Jourdain, l’Esprit descend sur le Fils. A de nombreuses reprises Jésus-Christ révèle son unité avec le Père, son envoi par le Père dans le monde, sa désignation comme Fils de Celui-ci (Jn 6-8, etc.). Il promet également aux disciples d’envoyer l’Esprit Consolateur, qui procède du Père (Jn 14,16-17, 15,26, etc.). En envoyant les disciples à la prédication, il leur dit: « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28,19). Dans les écrits des apôtres il est également fait mention du Dieu-Trinité: « Il y en a trois qui rendent témoignage: le Père, la Parole et l’Esprit Saint, et les trois n’en font qu’un » (1 Jn 5,7).

C’est seulement après la venue du Christ que Dieu se révéla aux hommes comme Trinité. Les anciens hébreux gardaient une foi stricte dans le Dieu unique, et n’auraient pas été en mesure de comprendre l’idée de la Divinité triple, car une telle idée aurait été perçue comme synonyme de trois dieux. A l’époque où le polythéisme régnait sans partage sur le monde, le mystère de la Trinité était caché à la vue des hommes, comme enfoui dans le fond le plus secret de la vérité sur l’unité de la Divinité.

Termes et formules 

Le plus simple serait d’expliquer le mystère de la Trinité comme le fit saint Spiridon, présent au Concile de Nicée. D’après la tradition, on lui demanda comment il était possible que Trois apparaissent simultanément comme Un, et au lieu de répondre il prit une brique et la broya dans ses mains. De l’argile émiettée dans les mains du saint, une flamme s’échappa vers le haut et vers le bas une eau se mit à couler. « De même que dans cette brique il y a du feu et de l’eau, dit-il, de même dans le Dieu unique il y a trois Personnes… ».

Le Dieu Trinité n’est pas un être figé, il n’est pas repos, immobilité, statisme. « Je suis Celui qui suis », dit Dieu à Moïse (Ex 3,14). Celui qui est signifie l’existant, le vivant. En Dieu est la plénitude de vie, et la vie est mouvement, phénomène, révélation. Certains des noms divins, comme nous l’avons vu, ont un caractère dynamique: Dieu est comparé au feu (Ex 24,17), à l’eau (Jr 2,13), au vent (Gn 1,2). Dans le Cantique des Cantiques une femme cherche son bien-aimé, qui fuit loin d’elle. Selon la tradition chrétienne cette image fut interprétée (par Origène, Grégoire de Nysse) comme représentant l’âme lancée à la poursuite de Dieu qui sans cesse se dérobe à elle. L’âme cherche Dieu, L’a-t-elle à peine trouvé qu’elle Le perd à nouveau, elle s’efforce de Le concevoir, mais Il reste inconcevable, elle s’efforce de Le contenir, mais ne peut y parvenir. Il se meut à une extrême « rapidité », toujours au-delà de nos forces impuissantes à Le suivre. Trouver et rattraper Dieu signifie accéder soi-même à l’état divin. De même que, selon les lois de la physique, si un corps matériel se mettait à se déplacer à la vitesse de la lumière, il se transformerait lui-même en lumière, de même en est-il de l’âme: plus elle se rapproche de Dieu, plus elle se remplit de Sa lumière et devient porteuse de lumière…

L’Unité de l’amour 

Un des plus nobles noms donné à Dieu appartient à l’apôtre Jean le Théologien: « Dieu est amour ». (1 Jn 4,8; 4,16). Mais il n’y a pas d’amour sans l’être aimé. L’amour présuppose l’existence de l’autre. Une monade seule et isolée ne peut que s’aimer elle-même: l’amour de soi n’est pas l’amour. L’unicité d’un être égocentrique ne manifeste pas encore la personne. De même que l’être humain ne peut se reconnaître comme personne en dehors d’une relation avec les autres personnes, de même il ne peut y avoir en Dieu un être personnel en dehors d’une relation d’amour avec un autre être personnel. Le Dieu Trinité est la plénitude de l’amour, chaque Personne-Hypostase étant tournée avec amour vers les deux autres Personnes-Hypostases. Au sein de la Trinité les Personnes se reconnaissent comme « Je et Tu »: « Toi, Père, Tu es en Moi et Moi en Toi », dit le Christ au Père (Jn 17,21). « Tout ce que le Père a est à Moi; c’est pourquoi J’ai dit qu’Il (l’Esprit) prend de Moi ce qui est à Moi, et qu’Il vous l’annoncera » (Jn 16,15). « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu », ainsi s’ouvre l’Evangile de Jean (Jn 1,1). Dans le texte grec il y a « tourné vers Dieu » (pros ton theon), soulignant par là le caractère personnel des relations réciproques de Dieu Parole et de Dieu Père: le Fils non seulement est engendré du Père, non seulement Il existe avec le Père, mais Il est tourné vers le Père. Chaque hypostase dans la Trinité est ainsi tournée vers les autres hypostases. Saint Maxime le Confesseur parle du « mouvement éternel [de la Trinité] dans l’amour ».

Sur l’icône de la Sainte Trinité de saint André Roublev, ainsi que sur les autres icônes de ce type iconographique, nous voyons trois anges assis à une table sur laquelle se trouve une coupe, symbole du sacrifice expiatoire du Christ. Le sujet de l’icône est emprunté à l’épisode déjà cité de la vie d’Abraham (ce motif iconographique s’appelle « l’hospitalité d’Abraham »), les trois personnages sont représentés tournés à la fois les uns vers les autres et vers la coupe. Sur cette icône est comme imprimé l’amour divin qui règne au sein de la Trinité, et dont la plus haute manifestation se traduit dans l’acte expiatoire du Fils. Comme l’a dit saint Philarète (Drozdov), c’est « l’amour du Père crucifiant, l’amour du Fils crucifié, l’amour de l’Esprit Saint qui triomphe par la puissance de la croix ». L’immolation sur la croix de Dieu le Fils est également un acte d’amour du Père et de l’Esprit Saint.

Dieu créateur

Si le Démiurge platonicien fait figure d’artisan qui ordonne toutes choses à partir d’une matière primordiale, le Dieu biblique, Lui, est le Créateur qui bâtit tout l’univers à partir du néant. L’Ancien Testament l’affirme avec netteté: « Regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux et reconnais que Dieu les a créés de rien (II Mac 7,28). Tout être a reçu le don de la vie à partir de la libre volonté du Créateur: « Il dit, et la chose arrive; il ordonne, et elle existe » (Ps 33,9). Aucune nécessité n’a contraint Dieu à créer le monde; même Son amour, qui ne peut se passer, comme tout amour, d’un objet à aimer, ne pouvait le contraindre à l’acte créateur, puisqu’il trouve déjà son accomplissement dans la communion des hypostases de la Divine Trinité, au sein de laquelle chaque hypostase est à la fois sujet et objet, aimant et aimé. Dieu a créé l’univers pour cette unique raison qu’Il voulait que « la vie surabondante » dont Il jouissait en Lui-même se répande au-delà des limites de Sa nature, et que les êtres vivants deviennent participants à la béatitude et à la sainteté Divines.

A l’acte créateur prirent part les trois Personnes de la Sainte Trinité. L’Ancien Testament l’annonce déjà prophétiquement: « Les cieux ont été faits par la Parole du Seigneur, et toute leur armée par le Souffle de sa bouche » (Ps 33,6) . Sur le rôle créateur joué par le Verbe divin, l’apôtre Jean s’exprime au début de son Evangile: « Toutes choses ont été faites par Lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans Lui » (Jn 1,3). De l’Esprit il est question dans la Bible: « La terre était informe et vide, il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux » (Gn 1,2). Le Verbe et l’Esprit, pour reprendre l’image de saint Irénée de Lyon, sont « les deux mains » du Père. Cela signifie qu’à l’acte commun de la création, les Trois ont collaboré, Leur volonté est une, mais chacun agit à Sa façon. « Le Père est le principe premier de tout existant, dit saint Basile le Grand. Le Fils, le principe de création, l’Esprit Saint le principe d’accomplissement, de telle sorte que par la volonté du Père tout existe, par l’action du Fils tout vient à l’être, par la présence de l’Esprit tout est accompli ». En d’autres termes, dans l’acte créateur, au Père est dévolu le rôle d’être le principe de tout, au Fils-Logos (Verbe) le rôle du démiurge-créateur, et l’Esprit Saint achève, c’est-à-dire amène tout le créé à son point de perfection.

Ce n’est pas par hasard que les Saints Pères, en parlant du rôle créateur du Fils, préfèrent le nommer Verbe: Il manifeste le Père, Il révèle le Père, et comme toute parole, Il est tourné vers quelqu’un, dans le cas présent vers tout être créé. « Personne n’a jamais vu Dieu; le Fils seul engendré qui est dans le sein du Père, est celui qui L’a fait connaître » (Jn 1,18). Le Fils a révélé le Père à l’être créé, grâce au Fils l’amour du Père s’est répandu sur la créature, et elle a reçu la vie.

Pour quelle raison Dieu a-t-il tout créé? A cette question la théologie patristique répond: « par surabondance d’amour et de bonté ». « Le Dieu bon et plus que bon, ne s’est pas contenté de sa propre contemplation, mais, dans la surabondance de Sa bonté il Lui a plu qu’un autre participât à Son action bienfaisante et à Sa bonté, et Il a amené du non-être à l’être et créé toutes choses », écrit saint Jean Damascène. En d’autres termes, Dieu a voulu que quelque chose d’autre participât à sa béatitude, communiât à son amour.

Les anges

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1,1). Ce verset nous indique que la création de Dieu se partage en un monde invisible, spirituel, intelligible, et en un monde visible, matériel. Nous avons vu que dans le langage biblique, il n’y a pas de concepts abstraits, et que la réalité spirituelle est souvent exprimée par le mot « ciel ». Le Christ parle du Royaume des cieux, et dans la prière qu’il nous a donnée, nous lisons: « Notre Père qui es aux cieux […] que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » (Mt 6,9-1). Il va sans dire qu’il n’est pas question ici du ciel matériel, visible. Le Royaume de Dieu est un Royaume spirituel et non matériel, et Dieu, étant de la nature de l’Esprit, y habite. En disant « il créa le ciel », il faut entendre le monde spirituel, avec tous ceux qui y habitent, c’est-à-dire les anges.

Dieu a créé le monde angélique avant l’univers visible. Les anges sont des esprits auxiliaires, incorporels, doués d’intelligence et de volonté libre. Jean Damascène évoque « le léger, l’ardent, le brûlant, le pénétrant, l’aigu » qui en dépeignent bien l’élan vers Dieu et le divin office, leur mobilité, leur tension constante vers le haut qui leur fait écarter toute pensée matérielle. Il appelle également les anges des « lumières secondes qui reçoivent leur illumination de la lumière première et sans principe ». Vivant dans la proximité immédiate de Dieu, ils se nourrissent de Sa lumière et nous la transmettent.

La principale activité des anges est d’élever une louange perpétuelle à Dieu. Le prophète Isaïe décrit la vision du Seigneur autour duquel se tiennent les séraphins criant: « Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth! Le ciel et la terre sont remplis de Sa gloire! » (Is 6,1-3). Les anges sont aussi les messagers de Dieu auprès des humains (en grec aggelos signifie « messager »): ils prennent une part vivante et active dans la vie des hommes. Ainsi, par exemple, l’archange annonça à Marie qu’elle enfanterait Jésus (Lc 1,26-38), un ange proclama aux bergers la naissance du Messie (Lc 2,11), les anges servaient Jésus au désert (Mt 4,11), un ange fortifiait Jésus au jardin de Gethsémani (Lc 22,43), un ange annonça aux femmes myrrophores la résurrection de Jésus (Mt 28,2-7). Chaque être humain a son ange gardien, qui l’accompagne, lui porte secours, et le protège, selon les paroles mêmes du Christ (Mt 18,1).

Tous les anges ne sont pas égaux pour ce qui est de leur dignité ou de leur proximité à Dieu; il existe parmi eux diverses hiérarchies qui sont soumises les unes aux autres. Dans le traité « Sur la hiérarchie céleste », attribué à Denys l’Aréopagite, l’auteur dénombre trois hiérarchies angéliques, divisées chacune en trois ordres. A la première hiérarchie, la plus haute, correspondent les séraphins, les chérubins et les trônes, à la deuxième les seigneuries, les pouvoirs et les puissances, à la troisième les principautés, les archanges et les anges.

Dans la hiérarchie céleste, les ordres supérieurs reçoivent leur illumination de la lumière Divine et leur capacité de communier aux mystères Divins directement du Créateur Lui-même, les inférieurs les reçoivent par l’intermédiaire des supérieurs. La hiérarchie angélique selon Denys, passe dans la hiérarchie de l’Eglise terrestre (évêques, prêtres, diacres), qui communie au mystère divin par l’intermédiaire de la hiérarchie céleste. Pour ce qui est du nombre des anges, on l’évoque en termes généraux: « mille milliers » et « dix mille millions » (Dan 7,1). Quoiqu’il en soit, ils sont plus nombreux que les hommes. Saint Grgoire de Nysse voit dans la brebis égarée l’humanité tout entière, et dans les 99 qui ne se sont pas égarées, le monde angélique.

L’origine du mal 

A l’aube de la vie de l’être créé, avant même la création par Dieu du monde visible, mais après la création des anges dans la sphère spirituelle, se produisit une catastrophe de dimension cosmique, que nous connaissons seulement à travers ses conséquences. Une partie des anges révoltés contre Dieu, se détacha de Lui, et devint hostile à tout ce qui est bon et saint. A la tête de la milice déchue il y avait Lucifer, dont le nom (mot à mot: porteur de lumière) montre qu’il était bon à l’origine, mais par la suite, suivant sa propre volonté, « il se détourna, dans sa liberté et sa propre décision, de la loi pour aller contre la loi et se retira de Celui qui l’avait créé, Dieu, en voulant Lui résister, c’est lui le premier qui rejeta le bien et choisit le mal ». Lucifer, que l’on appelle également diable et Satan appartenait à l’un des ordres supérieurs de la hiérarchie angélique. Il entraîna d’autres anges dans sa chute, ce dont témoigne figurativement l’Apocalypse: « …Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau […] et le tiers des étoiles fut frappé, de sorte que le tiers en fut obscurci » (Apo 8,1-12). Quelques commentateurs voient dans ces paroles l’indication que l’étoile du matin entraîna dans sa chute le tiers des anges.

Le diable et les démons furent plongés dans les ténèbres de par leur propre et libre volonté. Toute créature vivante et raisonnable, ange ou homme, a reçu en partage de Dieu une volonté libre, c’est-à-dire le droit de choisir entre le bien et le mal. La volonté libre a été donnée à l’être vivant pour que, en faisant l’apprentissage du bien, il puisse communier ontologiquement à ce bien, pour que le bien, en d’autres termes, ne reste pas un don accordé de l’extérieur, mais devienne son propre apanage. Si le bien avait été imposé par Dieu comme une nécessité ou une fatalité, aucun être vivant n’aurait pu devenir une personne libre à part entière. « Personne n’est jamais devenu bon sous la contrainte », dit saint Syméon le Nouveau Théologien. En grandissant continuellement dans le bien, les anges devaient parvenir à la plénitude de la perfection, jusqu’à s’assimiler entièrement au Dieu hyperbon. Mais une partie d’entre eux fit un choix qui n’était pas en faveur de Dieu, prédéterminant ainsi leur propre destin, ainsi que le destin de l’univers qui, à partir de ce moment, se transforma en une arène où s’affrontaient deux principes opposés (quoiqu’inégaux entre eux): celui du bien, Divin, et celui du mal, démoniaque.

L’enseignement sur l’éloignement de Dieu délibérément provoqué par le diable constitue une réponse à l’éternelle question de toute philosophie concernant l’origine du mal. Le problème de l’origine du mal se posait avec une extrême acuité à la pensée théologique chrétienne, du fait qu’elle se heurtait constamment à des théories dualistes clairement affichées ou masquées, c’est-à-dire à des doctrines philosophiques d’après lesquelles deux principes de force égale — l’un bon, l’autre mauvais — agissent dans le monde depuis les origines, règnent sur lui et le morcellent en fragments.

La pensée chrétienne ne s’exprime pas en ces termes sur la nature et l’origine du mal. Le mal n’est pas une réalité originelle, co-éternelle et égale à Dieu, il est un éloignement du bien, une opposition à celui-ci. Dans ce sens il n’est pas possible de parler de lui en termes d’« être », car il n’existe pas par lui-même. De même que l’obscurité ou l’ombre ne sont pas des réalités indépendantes, mais ne sont que l’absence de lumière, de même le mal n’est que l’absence de bien.

Dieu n’a rien créé de mauvais: anges, hommes et monde matériel, tout cela est par nature bon et beau. Mais les êtres doués de raison (anges et hommes) ont reçu en propre une volonté libre, et ils ont la possibilité de diriger cette liberté contre Dieu et par là même engendrer le mal. C’est ce qui se produisit. L’étoile du matin porteuse de lumière, créée bonne à l’origine, mésusa de sa liberté, défigura sa propre bonne nature et se détourna de la source du bien.

l’ Auteur du mal 

En comparaison avec l’être Divin, l’activité du mal est illusoire et imaginaire: le diable est totalement impuissant là où Dieu n’autorise pas ses agissements, ou, en d’autres termes, il mène ses intrigues seulement à l’intérieur des frontières permises par Dieu. Mais étant calomniateur et menteur, le diable fait usage du mensonge comme d’une arme principale; il trompe sa victime en lui faisant croire qu’il détient une force et une autorité puissantes, alors qu’en réalité cette force lui fait défaut. A la suite de Louis Bouyer, Vladimir Lossky remarque que dans le « Notre Père », nous ne Lui demandons pas de « nous libérer du mal », c’est-à-dire de n’importe quel mal en général, mais de « nous libérer du malin », d’une individualité concrète qui incarne le mal en elle. Ce « malin », qui n’était pas mauvais par nature à l’origine, est porteur de ce non-être, de cette in -existence qui mène à la mort aussi bien lui-même que celui dont il a fait sa victime.

Dieu n’a absolument aucun contact avec le mal, mais le mal se trouve sous Son contrôle, dans la mesure précisément où Dieu délimite le champ où le mal peut exercer son activité. En outre, suivant les voies insondables de Sa Providence, Dieu peut faire usage du mal comme d’une arme, dans un but pédagogique ou autre. On le voit dans les passages de la Bible où Dieu envoie le mal sur des hommes: par exemple, Dieu endurcit le cœur de Pharaon (Ex 4,21; 7,3; 14,4); Il envoie un mauvais esprit sur Saül (I Sam 16,14; 19,9); Il donne au peuple « des préceptes qui ne sont pas bons » (Ez 2,25, d’après le texte hébreu et la version de la Septante); Dieu a livré les hommes à « l’impureté », à des « passions infâmes », à « leur sens réprouvé » (Rm 1,24-28). Dans tous ces exemples il n’est pas question de voir en Dieu la source du mal, mais de dire qu’ayant une autorité absolue sur le bien comme sur le mal, Il peut tirer parti du mal pour obtenir un bien ou pour libérer les hommes d’un mal encore plus grand.

Reste l’incontournable question: pourquoi Dieu tolère-t-il l’existence du mal et du diable? Pourquoi permet-Il le mal? Saint Augustin confessait qu’il était incapable de répondre à cette question: « Je suis impuissant à pénétrer dans les profondeurs de cet arrêt divin, et je reconnais que cela dépasse mes forces », écrit-il. Saint Grégoire de Nysse apportait une réponse plus optimiste: Dieu permet au diable d’agir pendant seulement un certain temps, mais viendra le moment où le mal « sera définitivement effacé après de longs cycles de temps » et où « il ne restera rien en dehors du bien, et la seigneurie du Christ sera unanimement confessée même par les démons ». La croyance en la restauration finale des démons et du diable dans leur état initial a été soutenue également par saint Isaac le Syrien, ainsi que par d’autres écrivains de l’Eglise primitive. Mais cette opinion n’a jamais été admise dans l’enseignement de l’Eglise.

L’Eglise sait que le mal n’est ni co-éternel avec Dieu ni égal à Lui. Que le diable se soit rebellé contre Dieu, et soit même devenu le roi et le maître de l’enfer ne signifie pas que son royaume durera à jamais. Au contraire, comme nous le verrons plus tard, l’eschatologie chrétienne est profondément optimiste et proclame avec force sa foi en la victoire finale du bien sur le mal, de Dieu sur le diable, de Christ sur l’Antéchrist. Mais quelles seront les conséquences de cette victoire, et quelle sera l’issue finale de l’existence du mal, il est hors de notre portée de le savoir. Lorsqu’il songe à cette question, l’esprit humain une fois de plus fait silence en face du mystère, et reste impuissant à plonger dans les profondeurs des destins divins. Comme dit Dieu dans le livre d’Isaïe: « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas Mes voies » (Is 55,8-9).

L’univers 

Le monde visible, selon la Bible, a été créé par Dieu en six jours (Gn 1). Comment comprendre ces « jours »? Il est difficilement pensable qu’il s’agit de six jours ordinaires, ne serait-ce que parce que le jour dépend du soleil, et celui-ci n’est apparu qu’au quatrième jour. Dans le langage biblique le mot « jour », comme cela a été remarqué plus haut, désigne un intervalle de temps qui peut être d’une très longue durée.

Les premiers mots de la Bible sont « au commencement ». Dieu crée le temps, mais le « commencement » du temps, comme dit saint Basile, ce n’est pas encore le temps lui-même. Le commencement, c’est ce premier et court instant qui unit la vie créée à l’éternité, parce qu’à partir du moment où le temps commencera à s’écouler, l’univers devra se soumettre à ses lois, selon lesquelles le passé n’est déjà plus, l’avenir pas encore, et le présent est une durée insaisissable, toujours fuyante, qui à peine commencée est déj achevée. Et bien que le temps apparaisse simultanément avec l’univers, cette courte durée du « commencement », lorsque le temps n’était pas encore, et l’univers allait prendre naissance, est comme le gage que l’existence créée s’est unie à l’éternité, et viendra un jour où, son histoire une fois parvenue à son dénouement, elle réintégrera l’éternité. Car l’éternité est absence de temps, et en dehors du temps il ne peut y avoir que l’au-delà de l’être ou le non-être. L’univers, tiré par la parole créatrice de Dieu du non-être à l’être temporel, ne disparaîtra pas à la fin des temps, ne sombrera pas dans le néant, mais s’unira à l’au-delà de l’être et entrera dans l’éternité. Mais la Bible parle du « commencement » qui était avant le temps, et si survient l’heure de la « dissolution », l’univers, lui, restera. Le temps, cette icône de l’éternité (« le prototype du temps fut la nature éternelle », selon Platon), se transfigure en éternité, et l’univers en Royaume du siècle à venir.

« Au commencement Dieu a créé le ciel et la terre. La terre était informe et vide, il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux » (Gn 1,1-2). La « terre » du premier jour, selon l’expression du métropolite Philarète est une « béance stupéfiante », une matière originale chaotique, ayant en elle le gage de la beauté, de l’harmonie du monde à venir. Les « ténèbres » et l’« abîme » soulignent l’absence d’organisation de la matière qui se dérobe à la vue, et l’« eau » sa plasticité. De l’Esprit Saint il est dit qu’il se « mouvait » au-dessus des eaux. Dans un autre passage de la Bible, ce verbe désigne le vol d’un oiseau au-dessus du nid où sont ses petits: « L’aigle couve son nid, voltige sur ses petits, déploie ses ailes, les prend, les porte sur ses plumes » (Dt 32,11). Ainsi l’Esprit Saint protégeait et animait la matière, en « se mouvant » au-dessus d’elle et en lui insufflant « le souffle de la vie ».

Les six jours de la création 

« Et Dieu dit: que la lumière soit. Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne (Gn 1,3-4). La lumière du premier jour n’est pas la lumière du soleil et de la lune qui apparurent au quatrième jour, mais la lumière Divine qui se reflète sur l’être créé. « Il dit » et « Il vit » sont des anthropomorphismes qui ont toutefois un sens profond. Le terme « il dit » désigne l’action de la Parole Divine, une des hypostases de la Sainte Trinité, et « Il vit » vise la prise de conscience et la finalité du processus créateur, la satisfaction de l’artiste de savoir que le cosmos créé par Lui est réellement beau.

Le deuxième jour Dieu crée « le firmament », l’étendue douée de solidité, de stabilité, de fermeté. Le troisième jour il crée le sec et les eaux et trace une séparation entre eux. Le quatrième jour Dieu crée le soleil, la lune et les autres luminaires: à partir de ce moment se mit en marche le mécanisme de la journée, la succession régulière du jour et de la nuit. Le cinquième jour, sur l’ordre Divin, l’élément aquatique donne naissance aux poissons et aux reptiles, et l’élément aérien aux oiseaux. Enfin au sixième jour apparaissent les animaux et l’homme.

Point n’est besoin ici de comparer l’histoire de la création dans la Bible avec les théories scientifiques modernes sur l’origine de l’univers. Le dialogue, qui traîne en longueur, entre science et théologie, n’est pas encore parvenu à des conclusions définitives sur la relation entre la révélation biblique et les développements scientifiques. Il est cependant parfaitement clair que la Bible ne vise pas offrir une relation scientifique sur l’origine de l’univers, et ce serait faire preuve de naïveté que d’engager une polémique sur le récit biblique si on le prend au sens littéral. Les Saintes Ecritures considèrent l’ensemble de l’histoire dans la perspective d’une corrélation entre l’humain et le divin. Les auteurs des récits bibliques font souvent usage d’un langage métaphorique et symbolique, et se fondent sur les connaissances scientifiques de leur temps. Cela n’amoindrit en rien la portée de la Bible comme livre à travers lequel Dieu parle à l’humanité et Se révèle dans tout Son pouvoir créateur.

Le tableau de la création du monde nous présente Dieu dans toute Sa puissance créatrice. L’univers créé par Dieu a l’apparence d’un livre qui déploie, devant celui qui sait lire, la majesté de Dieu. En contemplant le monde matériel, les incroyants n’y perçoivent pas l’image d’une beauté supérieure et immatérielle: selon eux il n’y a dans le monde rien de miraculeux, tout est naturel, ordinaire. Le livre du miracle de Dieu se lit avec les yeux de la foi. Chez Abba Antoine, ermite égyptien du IVe siècle, arrive un célèbre philosophe qui lui demande: Abba, comment peux-tu vivre ici, privé de la consolation que donne la lecture des livres? Montrant de la main le ciel, le désert et les montagnes, Antoine répondit: Mon livre, philosophe, c’est la nature et tout le créé, et lorsque l’envie me prend, je peux y lire les œuvres de Dieu.

La création de l’homme

L’homme est le couronnement de la création, le sommet du processus créateur des trois Personnes de la Divine Trinité. Avant de créer l’homme Celles-ci se concertent: « Faisons l’homme à Notre image et selon Notre ressemblance » (Gn 1,26). Le « conseil d’avant les siècles » des Trois était nécessaire non seulement parce que l’homme naît dans la condition d’un être supérieur, doué de raison et de volonté, régnant sur tout le monde visible, mais aussi parce qu’étant absolument libre et indépendant de Dieu, il allait enfreindre le commandement, tomber de la béatitude paradisiaque, et seule l’immolation sur la croix du Fils de Dieu pouvait lui ouvrir, en sens inverse, le chemin vers Dieu. En concevant le dessein de créer l’homme, Dieu connaît son destin futur, car à son regard rien ne peut être caché: Il voit l’avenir, comme le présent.

Dieu a façonné l’homme avec de la « poussière de la terre », c’est-à-dire avec de la matière. L’homme est ainsi chair de la chair terrestre, avec laquelle les mains de Dieu l’ont modelé. Dieu a également soufflé en lui un souffle de vie et l’homme est devenu une « âme vivante » (Gn 2,7). Sorti du « limon » de la terre, l’homme reçoit un principe Divin, en gage de son union à la vie Divine: « Ayant façonné Adam à Son image et à Sa ressemblance, par cet insufflement Dieu a déposé en lui la grâce, la connaissance et la lumière du très Saint Esprit ». « Le souffle de vie » peut être interprté comme étant l’Esprit Saint (le « souffle » comme l’« esprit » dans le grec de la Bible sont désignés par un terme identique, pneuma ). Par l’acte même de la création l’homme devient participant à la Divinité et dès lors il tranche de la façon la plus péremptoire sur tous les autres êtres vivants: il n’occupe pas simplement le point le plus élevé dans la hiérarchie du monde animal, mais il fait figure de « demi-dieu » au regard des animaux. Les Saints Pères désignent l’homme comme un « intermédiaire » entre le monde visible et invisible, un « alliage » de ces deux mondes.

Mais placé au cœur du monde créé, amalgamant en lui les principes spirituel et corporel, il occupait en quelque sorte une position supérieure à celle des anges. Lorsqu’il voulut mettre en relief la grandeur de l’homme, saint Grégoire le Théologien le nomma « un dieu créé ». En façonnant l’homme à Son image et à Sa ressemblance, Dieu crée un être appelé à devenir un dieu. L’homme est potentiellement un dieu-homme.

Image et ressemblance

Et Dieu créa l’homme à Son image. Il le créa à l’image de Dieu, Il le créa homme et femme » (Gn 1,27). Une monade solitaire, égocentrique, n’a pas de capacité à l’amour, c’est la raison pour laquelle Dieu ne crée pas un être unique, mais un couple, pour permettre à l’amour de régner sur ses créatures. Mais l’amour à l’intérieur d’un couple ne traduit pas encore la plénitude de l’amour, car le couple est soumis à l’action de deux principes opposés, la thèse et l’antithèse, qui doivent trouver leur point d’aboutissement dans une synthèse. Cette synthèse du couple humain se réalise avec la naissance d’un enfant: dans la famille pleinement réalisée, mari, femme et enfant, se reflète l’amour Divin tri-hypostatique. Telle est la raison pour laquelle Dieu dit: « soyez féconds et multipliez-vous » (Gn 1,28)… De même on ne peut manquer de relever un parallélisme entre l’alternance du singulier et du pluriel, dont la Bible fait usage lorsqu’il est question de Dieu (« créons à Notre image » — « Il créa à Son image »), et la même alternance lorsqu’il est question de l’homme (« Il le créa » — « Il les créa »).  Ce procédé permet de renforcer l’unité du genre humain dans sa totalité en différenciant l’hypostase de chaque personne concrète. « Dieu est à la fois une Nature et trois Personnes; l’homme est à la fois une nature et une multitude de personnes. Dieu est consubstantiel et trihypostatique, l’homme est consubstantiel et multihypostatique ».

Les traits de l’image Divine, les saints Pères les percevaient dans la nature, créée raisonnable et spirituelle de l’homme, en sa qualité d’« être doué de raison » (en grec zoon logikon ). « Notre esprit […] est apparenté à Dieu, il Lui sert d’image intellectuelle », dit Origène. « Nous sommes créés à l’image du Créateur, nous sommes dotés de raison et de parole qui parachèvent la perfection de notre nature », écrit saint Basile le Grand.

On considère que l’image de Dieu réside dans la volonté libre de l’homme et sa capacité de choisir. Dieu a créé l’homme absolument libre: dans Son amour Il ne veut le contraindre ni au bien, ni au mal. A Son tour Il attend de l’homme non une obéissance aveugle, mais un amour qui réponde au Sien. C’est seulement en étant libre que l’homme peut s’assimiler à Dieu à travers son amour pour Lui.

Les traits de l’image Divine se perçoivent, dit-on, dans l’immortalité de l’homme, dans sa position dominante au sein de la nature, ainsi que dans son aspiration innée à faire le bien. Tatien nomme l’homme « image de l’immortalité Divine », et saint Macaire le Grand dit que Dieu a créé l’âme « à l’image de la vertu de l’Esprit, en déposant en elle les lois des vertus, la raison, la connaissance, la sagesse, la foi, l’amour et autres vertus de l’Esprit ».

Enfin, les capacités créatrices de l’homme font écho aux capacités créatrices de l’Auteur Lui-même de toutes choses. Dieu est celui qui « agit »: « Mon Père agit jusqu’à présent; moi aussi, j’agis », dit le Christ (Jn 5,17). L’homme, de même, a reçu le commandement de « cultiver » le paradis (Gn 2,15), c’est-à-dire de se donner de la peine pour accomplir ce travail. L’homme ne peut rien faire jaillir ex nihilo (« du néant »), mais il peut exploiter les matériaux fabriqués par le Créateur, que la terre, où il est seigneur et maître, lui fournit. Le monde a moins besoin d’être amendé par l’homme, que l’homme n’a besoin d’appliquer ses forces créatrices à s’identifier à Dieu.

Certains Pères font la différence entre « l’image » et « la ressemblance ». Pour eux, l’image est ce dont l’homme a été gratifié par le Créateur dès l’origine, et la ressemblance ce qu’il a pour vocation d’acquérir à la suite d’une vie vertueuse: « ”selon l’image” vise l’intellect et le libre arbitre, “selon la ressemblance” vise l’assimilation en vertu dans la mesure de ses moyens ». Toutes ses capacités, l’homme doit les réaliser en « cultivant » le monde, dans les œuvres qu’il crée, dans la vertu, dans l’amour, pour parfaire sa ressemblance à Dieu, car « la fin d’une vie vertueuse est la ressemblance à Dieu », selon saint Grégoire de Nysse.

L’âme et le corps

Toutes les religions antiques s’accordaient pour reconnaître l’existence dans l’homme d’un principe matériel comme d’un principe spirituel, mais la corrélation entre ces principes était interprétée de diverses manières. Dans les religions dualistes la matière était perçue au départ comme mauvaise et hostile à l’homme, les manichéens allant jusqu’à voir en Satan le créateur du monde matériel. Dans la philosophie antique le corps est une prison où l’âme est séquestrée, ou un tombeau où elle est enfouie. Ainsi, Platon fait dériver le terme soma (corps) de sema (« pierre tombale », « sépulcre »): « Certains définissent le corps comme le tombeau de l’âme où elle se trouverait présentement ensevelie […]. L’âme expie les fautes […] elle a pour enceinte ce corps qui figure une prison pour la garder, étant dans ce corps comme dans une geôle ».

Les systèmes antiques de la philosophie hindoue traitent de la transmigration des âmes d’un corps dans un autre, y compris de l’homme à l’animal, ou l’inverse: « De même que, s’étant défait de ses vieux habits, l’homme en revêt de nouveaux, différents, de même, ayant abandonné un vieux corps, l’âme (en sanscrit dehih, l’esprit) entre dans un corps nouveau, différent » lisons-nous dans la Bhagavad Gitâ . L’enseignement de la métempsycose (réincarnation) a été réfuté par toute la tradition chrétienne ancienne comme n’étant compatible ni avec la Révélation Divine, ni avec le sens commun; doté de raison et de libre arbitre, l’homme ne peut se transformer en un animal dépourvu de raison, parce qu’une existence douée de bon sens ne peut disparaître à tout jamais. D’ailleurs l’enseignement d’après lequel l’homme sur terre subit un châtiment pour des péchés qu’il aurait commis dans des vies antérieures, contredit l’idée de la bonté de Dieu; comment concevoir un châtiment dont l’homme ignore pourquoi il le subit (les gens en effet ne se souviennent pas de leurs « existences » antérieures)?

En se fondant sur la Bible, les saints Pères enseignent que l’âme et le corps ne sont pas des éléments hétérogènes, associés chez un individu pour une durée indéterminée, mais octroyés simultanément et pour toujours dans l’acte même de la création; l’âme est « fiancée » au corps, et lui reste inséparable. C’est seulement dans l’union de l’âme et du corps que se manifeste la personne-hypostase dans toute sa plénitude, ce que ne peut faire ni l’âme, ni le corps pris indépendamment. Seul un être, associant l’un et l’autre, s’appelle personne ». Le lien indissoluble de l’âme et du corps, saint Grégoire de Nysse le nomme « connaissance », « amitié », et « amour », qui survivent même après la mort. « Après sa séparation d’avec le corps il reste dans l’âme des marques […] de cette association; le riche et Lazare se sont bel et bien reconnus dans l’au-delà. L’âme garde la marque du corps, et à la restauration de toutes choses elle assumera ce corps ». Une telle conception est bien éloignée du dualisme platonicien ou oriental.

Profondément fausse est l’affirmation selon laquelle le christianisme enseignerait soi-disant le dégoût de la chair, cultiverait le mépris du corps. Le dégoût de la chair est un trait propre à certains hérétiques (gnostiques, montanistes, manichéens), et il fut rudement stigmatisé dans l’enseignement théologique des Pères.

Chaque fois que, dans les ouvrages d’ascétique chrétienne, on décrit le combat entre la chair et l’esprit (à commencer par l’apôtre Paul: « la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair », Gal 5,17), la chair en question est la chair pécheresse, pétrie de passions et de vices, et non le corps dans le sens ordinaire. Et lorsque l’on parle de « mater la chair », on a en vue l’anéantissement des tendances pécheresses et des « concupiscences charnelles », et non un mépris pour le corps en tant que tel. L’idéal chrétien ne consiste pas à rabaisser la chair, mais à la purifier et à la libérer des conséquences de la chute, à lui restituer sa pureté originelle et à la rendre digne de son modèle Divin.

Nous devons également remarquer que dans la tradition biblique l’homme est placé sur un piédestal exceptionnellement élevé, et que la notion de « l’abaissement humiliant » de l’homme dans le christianisme, est une invention inepte de gens ignorant l’anthropologie des premiers temps du christianisme. Qu’est-ce que l’homme, dans la conception athée? Un singe, seulement doué de capacités plus développées. Qu’est-ce que l’homme dans la conception bouddhique? Une des étapes de la transmigration d’une âme qui, avant de s’établir dans le corps d’un homme, se trouvait peut-être dans celui d’un chien ou d’un porc et qui, après la mort de son corps humain, pourra une nouvelle fois intégrer celui d’un animal. Le concept de « personne », comme l’union indissoluble de l’âme et du corps, est totalement absente; l’homme en soi n’est qu’une étape intermédiaire dans l’errance d’une âme d’un corps à l’autre.

Seul le christianisme donne de l’homme une image élevée. Il est une personne, créée à l’image de Dieu, c’est-à-dire révélant l’icône du Créateur (en grec eikon signifie « image »).

Lorsque Dieu créa la nature humaine, Il avait en vue non seulement nous les hommes, mais également Sa Personne, sachant qu’un jour Il deviendrait Lui-même un être humain. Il façonna alors quelque chose qui correspondait à Lui-même et possédait des potentialités infinies. Saint Grégoire de Nazianze nomme la personne humaine un « dieu créé ». La notion de la commune mesure de l’humanité avec Dieu « ne supprime pas la distance ontologique entre Dieu le Créateur et l’homme le créé ». Mais en dépit de cette distance la personne humaine est appelée à devenir dieu. L’homme est potentiellement un dieu-homme .

La vie des premiers hommes avant la chute

A la représentation matérialiste des premiers stades de développement de l’humanité, lorsque les hommes ressemblaient aux bêtes et menaient un mode de vie animale, ne connaissant pas Dieu et n’ayant aucune notion de morale, le christianisme oppose la doctrine sur l’état de béatitude des premiers hommes, puis de la chute et de l’exil du paradis.

Ainsi, après avoir créé l’homme, Dieu l’introduisit dans un jardin-paradis, planté par Lui « en Eden, du côté de l’orient » (Gn 2,8). Dieu fait venir vers l’homme toutes les bêtes « pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant porte le nom que lui donnerait l’homme » (Gn 2,19). Et Adam donne des noms tous les animaux, à tous les oiseaux, et ainsi il connat le sens, le logos secret de chaque être vivant. En donnant à l’homme le droit de donner des noms à toutes les créatures, Dieu l’introduit en quelque sorte au cœur de Son processus de création, l’invite à une co-création, à une co -opération.

Dieu introduit l’homme dans le monde pour être le prêtre de toute la création visible. Seul de tous les êtres vivants il est capable de louer Dieu en paroles et de Le bénir. L’univers entier lui est remis comme don, pour lequel il doit offrir « le sacrifice de louange », et qu’il doit rendre à Dieu puisque « ce qui est à Toi il le tient de Toi ». Dans cette offrande eucharistique ininterrompue de l’homme se trouvent le sens et la justification de son existence, et en même temps son bonheur le plus intense. Le ciel, la terre, la mer, les plaines et les montagnes, les oiseaux et les bêtes, toute la création délègue à l’homme ce service sacerdotal, pour que par sa bouche Dieu soit loué.

Dieu accorde à l’homme la permission de goûter à tous les arbres du paradis, dont l’arbre de la vie qui procure l’immortalité. Mais il défend de goûter à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, parce que « connaître le mal » équivaut à communier au mal et se trouver déchu de la béatitude et de l’immortalité. La loi de Dieu est donnée, selon l’interprétation de saint Jean Damascène, « comme une sorte d’épreuve et de test de l’obéissance et de la désobéissance de l’homme »En d’autres termes, l’homme a le droit de choisir entre le bien et le mal, même si Dieu va jusqu’à lui suggérer le choix à faire, par sa mise en garde contre les conséquences du péché. En faisant le choix du mal, l’homme se détourne de la vie et « par la mort tombe dans la mort »; en faisant le choix du bien, il s’élève jusqu’à la perfection et atteint la fin la plus élevée pour laquelle il a été créé.

La chute 

Le récit biblique de la chute nous aide à comprendre toute l’histoire tragique de l’humanité et la condition où elle gît aujourd’hui, en montrant ce que nous étions et ce en quoi nous nous sommes transformés. Il nous apprend que le mal est entré dans le monde non par la volonté de Dieu, mais par la faute de l’homme qui a préféré la supercherie diabolique au commandement Divin. Génération après génération, l’humanité réitère la faute d’Adam, en se laissant séduire par des valeurs trompeuses, et en oubliant les vraies: la foi en Dieu et la fidélité envers Lui.

Le péché des premiers hommes fut rendu possible grâce au libre arbitre dont ils étaient dotés. La liberté est un très grand don; elle rend l’homme à l’image du Créateur, mais elle contient en son principe la possibilité de se détourner de Dieu. En vertu de Son amour pour l’homme, Dieu ne voulait pas s’immiscer dans sa liberté et conjurer le péché par la force. De son côté le diable ne pouvait pas contraindre l’homme à se tourner vers le mal. Le responsable de la chute est l’homme lui-même qui s’est servi de la liberté pour faire le mal.

En quoi a consisté le péché du premier homme? Dans la désobéissance, selon saint Augustin. La plupart des premiers auteurs chrétiens disent qu’Adam est tombé par orgueil. L’orgueil dresse un mur entre l’homme et Dieu. La racine de l’orgueil plonge dans l’égocentrisme, l’amour-propre, le narcissisme. Avant la chute l’unique fin de l’amour de l’homme était Dieu, puis en dehors de Dieu s’imposa un objet captivant — l’arbre semblait « bon à manger, agréable à la vue et séduisant » (Gn 3,6) —, et toute la hiérarchie des valeurs s’effondre; au premier plan s’affirme le « moi », et au second l’objet de mon désir. Il n’y a plus de place pour Dieu, Il est oublié, expulsé de ma vie.

Le fruit défendu n’a rien ajouté au bonheur de l’homme; celui-ci, au contraire, ressentit brusquement sa nudité, la honte l’envahit et il chercha à se cacher loin du regard de Dieu. La prise de conscience de sa propre nudité signifie le dépouillement de ce vêtement de lumière divine dont il était recouvert, qui le protégeait de « la connaissance du mal ». Un sentiment de honte pour une infamie, tel est le premier sentiment qui saisit l’homme après avoir commis le péché. Le second, c’est le désir de se cacher loin de Dieu, montrant par là qu’il a perdu le sens de l’omniprésence de Dieu et cherche un lieu où Dieu n’est pas.

Mais la rupture définitive avec Dieu n’était pas encore consommée. La chute à ce stade ne va pas jusqu’à l’apostasie; l’homme pouvait se repentir et recouvrer ainsi son ancienne dignité. Dieu sort « à la recherche » de celui qui est tombé, il s’avance parmi les arbres du paradis, faisant semblant de chercher l’homme, et il interroge: « Où es-tu? » (Gn 3,9). Dans cette humble errance de Dieu à travers le paradis, nous pressentons l’humilité du Christ telle quelle nous est révélée dans le Nouveau Testament; c’est l’humilité de Dieu parti à la recherche de la brebis égarée. Il n’est pas obligé de marcher, de chercher et d’interroger: « Où es-tu? », car Il pourrait fort bien appeler du haut du ciel d’une voix de tonnerre, ou ébranler les fondements de la terre, mais Il ne désire pas encore paraître comme le Juge d’Adam, Il veut encore se maintenir sur un pied d’égalité avec lui, et espérer en son repentir. Mais au lieu de se repentir, Adam cherche à se justifier en faisant porter tout le poids de la faute sur la femme: « La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé » (Gn 3,12). C’est Toi qui a mis la femme auprès de moi, c’est Toi le coupable… Quant à la femme elle accuse en tout le serpent.

Les conséquences de la chute pour le premier homme furent catastrophiques. Il s’est non seulement privé de la béatitude et des délices du paradis, mais il a encore transformé et altéré toute la nature humaine. Après avoir péché, il fut déchu de son état naturel et tomba dans l’état contre nature. Tous les éléments de sa structure âme-corps furent mis à mal: l’esprit, au lieu de tendre vers Dieu, fut soumis aux forces psychiques et aux passions; l’âme tomba en proie aux instincts charnels; le corps à son tour perdit sa légèreté d’antan et se mua en une chair lourde, pécheresse. Après la chute, l’homme est devenu « sourd, aveugle, nu, insensible envers les biens dont il était privé, et en outre il est devenu mortel, corruptible et insensé »; « au lieu de la connaissance divine et impérissable il acquit une connaissance charnelle, les yeux de son âme étant aveuglés […] il vit alors à travers des yeux de chair » (Saint Syméon le Nouveau Théologien). Dans la vie de l’homme entrèrent la maladie, la souffrance et l’affliction. Il devint mortel, ayant perdu la capacité de goûter à l’arbre de la vie.

La chute eut pour résultat la transformation non seulement de l’être humain, mais du monde entier dans lequel il évolue. Les relations harmonieuses établies jadis entre la nature et l’homme furent rompues, désormais les éléments peuvent lui être hostiles; les tempêtes, tremblements de terre, inondations, peuvent l’anéantir. La terre ne fera plus croître par elle-même toutes les récoltes, elle demandera à être cultivée « à la sueur du front », et elle produira « des épines et des ronces ». Les animaux se feront aussi les ennemis de l’homme; le serpent « le piquera au talon » et les carnassiers l’attaqueront (Gn 3,14-19). Toute la création est soumise à « la servitude de la corruption », désormais conjointement avec l’homme elle « attendra d’être affranchie de cet esclavage », parce qu’elle n’a pas été soumise à la vanité de son propre chef, mais par la faute de l’homme (Rm 8,19-21).

Les conséquences du péché adamique 

Après Adam et Eve le péché se propage rapidement parmi les hommes. Eux avaient péché par orgueil et désobéissance, mais leur fils Caïn commet un fratricide… Très vite la postérité de Caïn oublia Dieu et se préoccupa de l’organisation de sa vie sur terre. Caïn lui-même « bâtit une ville ». Parmi ses plus proches descendants l’un « fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et près des troupeaux », un autre « fut le père de ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau », un troisième « forgeait tous les instruments d’airain et de fer » (Gn 4,17-22). Ainsi l’urbanisation, l’élevage, la musique et, pour parler le langage d’aujourd’hui, « le développement des moyens de production », tout cela les descendants de Caïn l’offrirent à l’humanité comme un succédané du bonheur paradisiaque.

Les conséquences du péché d’Adam se répandirent dans toute l’humanité, comme l’explique l’apôtre Paul: « Comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, de même la mort s’est étendue à tous les hommes, parce que tous ont péché » (Rm 5,12). Ce texte de Paul, qui a servi de base à l’enseignement de l’Eglise sur le péché originel, peut être interprété de diverses manières. Les mots grecs « ef’o pantes hemarton  » peuvent se traduire non seulement par « parce que tous ont péché », mais aussi par « en qui tous ont péché » (c’est-à-dire, en la personne d’Adam tous ont péché). Des diverses lectures que l’on fait de ce texte, dépendent les diverses interprétations que l’on peut avoir du péché originel.

Si l’on s’en tient à la première version, il faut admettre la responsabilité de chacun pour ses propres péchés, et non pour la transgression d’Adam. Dans ce cas Adam fait seulement figure de prototype de tous les pécheurs à venir, et chacun d’entre eux, en renouvelant le péché d’Adam, voit sa responsabilité limitée à ses propres péchés uniquement. Si l’on suit cette interprétation, le péché d’Adam ne saurait constituer l’origine de notre nature pécheresse, parce que nous n’avons d’aucune façon pris part au péché d’Adam, et par conséquent sa faute à lui ne saurait nous être imputée d’aucune façon.

Toutefois, si on lit « en qui tous ont péché » (telle fut la lecture du traducteur slavon), il est alors possible d’imputer le péché d’Adam à toutes les générations à venir, le péché s’étant par contagion étendu à la totalité de la nature humaine. La disposition au péché devient héréditaire, et le châtiment pour le péché s’universalise. Selon saint Cyrille d’Alexandrie, la nature de l’homme « est tombée malade du péché », et par voie de conséquence nous sommes tous coupables du péché d’Adam ne serait-ce qu’à cause de notre communauté de nature avec lui. Saint Macaire l’Egyptien parle du « levain du péché » et « des souillures secrètes et des épaisses ténèbres dont regorgent les passions », qui se sont introduites dans l’être de l’homme en dépit de sa pureté initiale. Le péché s’est si profondément enraciné dans sa nature, que pas un seul des descendants d’Adam n’est prémuni contre la prédisposition au péché dont il a hérité.

Les hommes de l’Ancien Testament avaient un vif sentiment de leur culpabilité innée en face de Dieu: « Voici, j’ai été conçu dans l’iniquité, et ma mère m’a enfanté dans le péché » (Ps 5,7). Ils croyaient que Dieu « punit les enfants pour l’iniquité de leurs pères jusqu’à la troisième et la quatrième génération » (Ex 2,5), non des enfants innocents, mais ceux dont l’état de péché personnel s’était implanté en fonction de la culpabilité de leurs ascendants.

D’un point de vue rationnel, un châtiment étendu à toute l’humanité à cause du péché d’Adam est ressenti comme une injustice. Mais pas un seul dogme ne peut être saisi par la raison, et la religion confinée dans les limites de la raison n’est plus une religion, mais un pur rationalisme, puisque la religion est hyper-rationnelle et hyper -logique. la doctrine sur le péché originel s’atteste à la lumière de la Révélation Divine, et se conçoit à travers le dogme de la rédemption de l’homme par le Nouvel Adam, — le Christ:

« …Comme par une seule offense la condamnation a atteint tous les hommes, de même par un seul acte de justice la justification qui donne la vie s’étend à tous les hommes. Car, comme par la désobéissance d’un seul homme beaucoup ont été rendus pécheurs, de même par l’obéissance d’un seul beaucoup seront rendus justes […] afin que, comme le péché a régné pour la mort, ainsi la grâce règne par la justice pour la vie éternelle, par Jésus-Christ notre Seigneur » (Rm 5,18-19,21).

Le nouvel Adam

Le premier Adam n’avait pas su remplir la tâche qui avait été mise devant lui: par la voie du perfectionnement spirituel et moral, parvenir à la divinisation et amener le monde visible jusqu’à Dieu. Après la transgression de l’ordre et la perte de la douceur du paradis, la voie vers la divinisation lui fut fermée. Mais tout ce que n’avait pas su mener à bonne fin le premier homme, fut accompli pour lui par le Dieu incarné, le Verbe fait chair, le Seigneur Jésus-Christ. Il fit Lui-même le chemin que l’homme aurait dû suivre pour aller vers Lui. Et si pour l’homme ce chemin était une élévation, pour Dieu il était un abaissement dans l’humilité, l’appauvrissement, le dépouillement (kenosis ).

L’apôtre Paul a nommé le Christ le second Adam, en l’opposant au premier Adam: « Le premier homme, tiré de la terre, est terrestre, le second homme est du ciel » (I Cor 15,47). Les Saints Pères ont développé cette opposition, en faisant valoir qu’Adam était, par effet de contraste, l’archétype du Christ:

« Adam est l’image du Christ, écrit saint Jean Chrysostome […]. De même que le premier s’est fait principe de la mort entraînée par la manducation, pour ceux qui, issus de lui, n’ont pourtant point mangé de l’arbre, de même le Christ est devenu source de justification à travers le sacrifice de la croix à ceux qui, nés de lui, n’ont pourtant pas fait le bien » (saint Jean Chrysostome)

Lorsque le second Adam est venu sur terre, un petit nombre d’hommes L’ont accueilli et ont cru en Lui. Le Jésus incarné, souffrant et ressuscité, est devenu « scandale pour les juifs » et « folie pour les Grecs » (I Co 1,23). Aux yeux d’un juif orthodoxe, Jésus représentait effectivement une pierre de scandale (skandalon ), puisque en prétendant être Dieu et en se déclarant égal à Dieu (Jn 5,18) il provoquait le blasphème.

Pour les Hellènes le christianisme était une folie, parce que la pensée grecque cherchait en toutes choses des explications logiques et rationnelles, et elle était impuissante à concevoir l’idée d’un Dieu souffrant et mourant. Durant de longs siècles, la sagesse grecque avait érigé un temple à un « Dieu inconnu » (Ac 17,23), et elle se trouvait dans l’incapacité de comprendre comment un Dieu inconnu, invisible, incompréhensible, tout-puissant, omnipotent, omniscient, omniprésent, pouvait se muer en un mortel faible et souffrant. Un Dieu né d’une femme, que l’on enveloppe de langes, que l’on couche pour l’endormir, que l’on allaite, tout cela paraissait absurde au regard des Hellènes.

Il faut toutefois reconnaître que les penseurs chrétiens mirent beaucoup de temps avant d’être en mesure de formuler le dogme d’après lequel le Christ est à la fois Dieu parfait et homme parfait. Au IIe siècle les docètes avançaient que le Christ n’aurait eu que l’apparence de la nature humaine, et n’aurait donc souffert et ne serait mort qu’en apparence, car en réalité Dieu ne peut pas souffrir étant donné Son impassibilité. Dans la doctrine des docètes tout ce qui est matériel et corporel est mauvais, et il leur était impossible d’admettre que Dieu ait assumé une chair pécheresse et vouée au mal, qu’il se soit uni à ce qui peut être réduit en cendres.

A l’autre extrême, comme dans l’arianisme, il y a la négation de la Divinité du Christ, l’abaissement du Fils de Dieu au niveau de la créature. Comment donc se garder des extrêmes, où donc chercher le Christ authentique?

Le Christ de l’Evangile: Dieu et l’homme 

Le Jésus-Christ de l’Evangile se révèle à nous simultanément comme Dieu et homme, toutes Ses actions et Ses paroles, étant celles d’un homme, portent cependant la marque de la Divinité. Jésus prend naissance comme tous les autres enfants, non point d’un homme et d’une femme, mais de l’Esprit Saint et d’une Vierge. L’enfant est présenté au temple comme les autres enfants premiers-nés, mais c’est un prophète et une prophétesse qui viennent à Sa rencontre et reconnaissent en Lui le Messie. Il croît en force et en esprit tout en vivant dans la maison de ses parents, mais à l’âge de douze ans il est assis au temple au milieu des docteurs et prononce des paroles énigmatiques sur Son Père. Comme d’autres personnes Il se rend au Jourdain pour y être baptisé, mais au moment de sortir de l’eau se fait entendre la voix du Père, et l’Esprit Saint apparaît sous la forme d’une colombe. Fatigué d’avoir marché Il s’assied sur la margelle d’un puits et demande à boire à une samaritaine, mais Il ne boit ni ne mange lorsque les disciples Lui offrent de la nourriture qu’ils viennent d’apporter. Il dort à la poupe d’une barque mais, en se réveillant, Il apaise d’un mot les éléments déchaînés. Il gravit la montagne du Thabor et prie Dieu, comme n’importe qui peut le faire, mais au beau milieu de Sa prière, Il se transfigure et la lumière de Sa Divinité jaillit sur les disciples. Il se rend au tombeau de Lazare et pleure la mort de Son ami, mais en prononçant ces mots: « Lazare, sors! », Il le ressuscite. Il appréhende les souffrances et prie le Père, si cela est possible, de les Lui épargner, mais Il se soumet à la volonté d’En-Haut et se montre prêt à mourir pour l’humanité. Enfin, Il accepte les injures, les humiliations et la crucifixion, meurt sur la croix comme un criminel, mais le troisième jour Il ressuscite du tombeau et fait Son apparition aux disciples.

L’Evangile affirme sans contestation possible la divino-humanité du Christ. Bien qu’inspiré par Dieu, ce livre a été écrit par des rédacteurs vivants, dont chacun décrit les événements comme il a pu les voir ou interpréter, ou comme il les a entendus de la bouche des témoins oculaires. Entre les quatre évangiles existent de notoires divergences dans les détails qui attestent non leurs contradictions, mais leur unité; si ces récits avaient été parfaitement identiques, cela aurait signifié que leurs auteurs se seraient concertés et auraient copié les uns sur les autres. Les évangiles sont l’attestation de témoins oculaires, où chaque fait est digne de foi, tout en étant présenté du point de vue de tel ou tel auteur concret.

Le Christ de la foi: les deux natures 

L’Evangile annonçait le Christ Dieu et homme, mais il incombait à la Tradition ecclésiale de formuler le dogme sur l’union de la Divinité et de l’humanité en Christ. L’élaboration de ce dogme a mobilisé l’époque des débats christologiques (IVe-VIIe siècles).

Dans la deuxième moitié du IVe siècle, Apollinaire de Laodicée enseignait l’union des natures en Christ en partant de la trichotomie, soit de la présence en l’homme de l’esprit, de l’âme et du corps. Le Verbe éternel de Dieu a pris le corps et l’âme d’un homme, si bien que en Christ la Divinité occupait la place de l’esprit, elle s’unissait avec l’humanité au point de ne plus faire avec celle-ci qu’une seule nature. Vu sous cet angle, le Christ ne nous est pas pleinement consubstantiel, puisqu’il n’a pas d’esprit humain. Il est un « homme céleste » qui a seulement pris une enveloppe humaine, mais n’est pas devenu un homme terrestre dans le sens plein du terme.

Les adversaires d’Apollinaire, Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste, qui étaient à l’origine d’un autre courant christologique, enseignaient l’existence en Christ de deux natures autonomes et séparées, dont la relation réciproque s’établissait comme suit: le Dieu Verbe a pris demeure en l’homme Jésus de Nazareth, qu’Il a élu et oint, avec lequel Il est « en contact » et « cohabite ». L’union de l’humanité avec la Divinité n’était pas absolue mais relative: le Verbe vivait en Jésus comme en un temple. La vie terrestre de Jésus, d’après Théodore de Mopsueste, est la vie d’un homme en contact avec le Verbe. « Dieu dans l’éternité a prévu la vie hautement morale de Jésus, et pour réaliser Son dessein L’a élu comme organe et temple de la Divinité ». Au temps de Sa naissance, ce contact était incomplet, mais au fur et à mesure de la croissance spirituelle et du perfectionnement moral de Jésus, il devenait plus étroit. La déification définitive de la nature humaine du Christ n’eut lieu qu’après Son acte rédempteur

Au Ve siècle, un disciple de Théodore, Nestorius, patriarche de Constantinople, à la suite de son maître séparait les deux natures en Christ, en marquant la différence entre le Seigneur et « l’image de l’esclave », le temple et « celui qui y vit », le Dieu tout-puissant et « l’homme adorant ». Nestorius préférait nommer la Sainte Vierge Marie Christotokos, et non Theotokos: « Marie n’a pas enfanté la Divinité ». L’émotion suscitée parmi le peuple par ce terme de « Theotokos » (le peuple ne voulait pas renoncer à cette appellation de la Sainte Vierge consacrée par la tradition), de même que la critique acerbe du nestorianisme par saint Cyrille d’Alexandrie, entraînèrent la convocation, en 431, à Ephèse, du IIIe Concile œcuménique, qui formula, quoique de manière non définitive, l’enseignement de l’Eglise sur la Divinité.

Pour parler du Christ, le concile d’Ephèse adopta la terminologie de Cyrille, qui parlait de « l’union » non de « la mise en contact », des deux natures en Christ. Dans l’incarnation, Dieu a assumé la nature humaine, tout en restant ce qu’Il était auparavant, c’est-à-dire qu’étant Dieu parfait et à part entière, Il devint homme à part entière. Pour corriger Théodore et Nestorius, saint Cyrille ne cessait d’affirmer que le Christ est une personne, une hypostase. Le Dieu Verbe est présent à toutes les étapes de la vie du Christ; Marie l’a engendré, et le renoncement au terme de Theotokos aurait signifié la négation du mystère de l’incarnation, parce que le Dieu Verbe et l’homme Jésus ne font qu’une personne.

L’unité des natures 

A la nouvelle vague de débats christologiques au milieu du Ve siècle, sont associés les noms de Dioscore, successeur de saint Cyrille sur la chaire d’Alexandrie, et du moine Eutychès dans la capitale. Ils parlaient de la complète « fusion » de la Divinité et de l’humanité dans « la nature du Verbe de Dieu incarné »: la formule d’Apollinaire-Cyrille était devenue leur étendard. « Dieu est mort sur la croix », ainsi s’exprimaient les partisans de Dioscore, qui niaient la possibilité d’évoquer certaines actions du Christ comme étant celles d’un homme. Après de longues tentatives pour le persuader d’admettre le dogme des deux natures en Christ, Eutychès proclama: « Je confesse les deux natures en Christ avant leur union, mais après leur union, je confesse une seule nature ».

Le IVe Concile, convoqué en 451 à Chalcédoine, condamna le monophysisme et abandonna la formule apollinarienne « une nature incarnée », en lui opposant la formule « une hypostase du Verbe de Dieu en deux natures divine et humaine »De cette manière chacune des natures garde la plénitude de ses propriétés, mais le Christ ne se divise pas en deux personnes, demeurant l’hypostase unique du Verbe de Dieu.

Dans la décision dogmatique du Concile il est indiqué que le Christ est consubstantiel à Dieu selon la Divinité, et consubstantiel à l’homme selon l’humanité, et que les deux natures en Christ sont unies « sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation ». Ces quatre termes, appliqués à l’union des natures, sont tous rigoureusement apophatiques, tournés sur le mode de la négation. Ils mettent ainsi en évidence que l’union des deux natures en Christ est un mystère, qui dépasse l’intelligence, et qu’aucun mot n’a le pouvoir de décrire. Il est seulement dit avec précision comment les natures ne sont pas unies, afin de se prémunir contre les hérésies qui les feraient se confondre, se mélanger, se diviser. Quant à la manière dont se fait l’union, cela reste caché à l’intelligence humaine.

Les deux volontés du Christ 

Au VIe siècle, certains théologiens avançaient qu’il faut confesser en Christ deux natures, non point indépendantes, mais possédant une « forme d’activité divino-humaine », une énergie, d’où l’appellation de monoénergisme donnée à cette hérésie. Au début du VIIe siècle apparut encore un courant, le monothélisme, qui confessait une volonté en Christ. Ces deux courants rejetaient l’autonomie des deux natures en Christ et affirmaient l’entière absorption de Sa volonté humaine par Sa volonté Divine. Le monothélisme fut prêché par trois patriarches, Honorius de Rome, Serge de Constantinople et Kir d’Alexandrie. En dehors de leurs visées proprement théologiques, les monothélistes espéraient, dans la mesure du possible, réconcilier par la voie du compromis les orthodoxes avec les monophysites.

Les grands champions de la lutte contre le monothélisme furent, au milieu du VIIe siècle le moine constantinopolitain Maxime le Confesseur et le pape Martin, successeur d’Honorius sur la chaire de Rome. Saint Maxime professait les deux énergies et les deux volontés en Christ: « Le Christ, étant Dieu par nature, possédait une volonté d’essence Divine qu’Il partageait en commun avec le Père. Etant homme par nature, Il possédait également une volonté d’essence humaine, qui ne s’opposait en aucune façon à la volonté du Père »La volonté humaine du Christ, tout en étant en harmonie avec la volonté Divine, était entièrement autonome. Cela est particulièrement frappant lors de la prière du Sauveur à Gethsémani: « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de Moi! Toutefois, non pas ce que Je veux, mais ce que Tu veux » (Mt 26,39). Pareille prière aurait été impensable si la volonté humaine du Christ avait été entièrement engloutie dans la volonté Divine.

Pour avoir confessé le Christ de l’Evangile, saint Maxime fut soumis à un cruel châtiment: on lui arracha la langue et on lui coupa la main droite. Il mourut en exil, tout comme le pape Martin. Mais le VIe concile œcuménique, réuni à Constantinople en 68-681, réhabilita pleinement l’enseignement de saint Maxime: « Nous confessons […] qu’en Lui [le Christ] il y a deux volontés naturelles et deux activités naturelles sans séparation, ni partage, ni altération, ni mélange. Ces deux volontés naturelles ne s’opposent pas l’une à l’autre […] mais Sa volonté humaine […] est subordonnée à la volonté divine toute-puissante ». En tant qu’homme à part entière, le Christ possédait une volonté libre, mais cette liberté ne signifiait pas la possibilité de choisir entre le bien et le mal. La volonté humaine du Christ choisit en toute liberté uniquement le bien, et aucun conflit ne s’élève entre elle et la volonté Divine.

Dans l’expérience théologique de l’Eglise s’ouvrait ainsi le mystère de la personne divino-humaine du Christ, nouvel Adam et Sauveur du monde.

La rédemption 

Dans le Nouveau Testament le Christ est nommé « rédemption » (rançon) pour les péchés des hommes (Mt 2,28, I Cor 1,3, etc.). « Rédemption » est la traduction du mot grec lytrosis qui signifie « rachat », c’est-à-dire la somme d’argent dont le paiement octroie à un esclave son affranchissement, à un condamné à mort la vie. Dans sa chute l’homme est devenu esclave du péché (Jn 8,24 et suiv.), seul un rachat peut l’en libérer.

Les premiers auteurs chrétiens se demandaient: à qui le Christ a-t-il payé ce rachat des hommes? Certains supposaient qu’il était payé au diable, lequel tenait l’homme en esclavage. Origène, par exemple, affirmait que le Fils de Dieu avait remis Son esprit entre les mains du Père, et avait remis Son âme au diable en guise de rançon pour les hommes. Saint Grégoire le Théologien reprocha à Origène cette interprétation de la rédemption: « Si le noble et glorieux sang de Dieu, grand-prêtre et victime, fut donné en rançon au diable, que cela est affligeant! Le brigand reçoit de Dieu non seulement le prix du rachat, mais encore Dieu Lui-même! »

Saint Grégoire de Nysse traite le rachat de « tromperie » et de « marché de dupe avec le diable »; le Christ, pour racheter les hommes, lui offre Sa propre chair, en « masquant » en elle la Divinité; le diable se jette sur elle comme sur un appât, mais il avale avec lui « l’hameçon », qui est la Divinité, et meurt.

Selon une autre interprétation, la rançon fut payée non au diable, puisqu’il n’a pas la souveraineté sur l’homme, mais à Dieu le Père. Au XIe siècle, Anselme de Cantorbéry écrivit que par la chute de l’homme la Justice de Dieu fut irritée et exigea réparation (en lat. satisfactio ), mais comme aucune offrande humaine n’était en mesure de satisfaire cette exigence, le Fils de Dieu Lui-même s’offrit en rachat. La mort du Christ apaisa le courroux Divin, la grâce fut rendue à l’homme qui, pour la mériter, doit avoir en sa possession les mérites, la foi et les bonnes œuvres. Mais, de nouveau, l’homme étant privé de ces mérites, il peut les acquérir par le Christ, qui détient des mérites surérogatoires, ou bien par les saints, qui ont accompli au cours de leur vie plus de bonnes actions qu’il n’était nécessaire pour leur propre salut, et de ce fait en détiennent un excédent qu’il leur est loisible de partager. Cette théorie qui prit naissance au sein de la théologie scolastique latine, est empreinte d’un caractère juridique et reflète la vision médiévale de l’honneur offensé qui exige satisfaction. Selon cette conception la mort du Christ ne détruit pas le péché, mais épargne seulement à l’homme d’en porter la responsabilité.

Dans l’Eglise d’Orient, une réaction contre les idées occidentales se fit jour au Concile de Constantinople en 1157, dont les participants repoussèrent l’hérésie de la « philosophie latinophile » de Sotiris Panteugène, et s’accordèrent pour dire que le Christ a donné une offrande expiatoire à la Sainte Trinité tout entière et non au Père seul: « Le Christ s’est volontairement offert Lui-même en immolation, s’est offert Lui-même en tant qu’homme, et a Lui-même reçut l’offrande en tant que Dieu ensemble avec le Père et l’Esprit. […] Le Verbe Homme-Dieu […] a présenté une offrande salvatrice au Père, à Lui-même en tant que Dieu, et à l’Esprit, par lesquels l’homme a été appelé du néant à l’être, qu’il a offensés en transgressant l’ordre, et avec lesquels la réconciliation s’est faite grâce aux souffrances du Christ ».

De nombreux auteurs antiques évitent de parler de « rançon » au sens propre, entendant par rachat la réconciliation de l’humanité avec Dieu et son adoption par Lui. Ils parlent de la rédemption comme d’une manifestation de l’amour Divin envers l’homme. Cette manière de voir est confirmée par les paroles de l’apôtre Jean le Théologien: « Dieu a tant aimé le monde, qu’Il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn 3,16). Ce n’est pas le courroux de Dieu le Père, mais Son amour qui est la cause de l’immolation du Fils sur la croix.

En Christ l’homme est renouvelé et recréé. L’acte rédempteur du Christ a été accompli non pour le compte d’une « masse » abstraite de gens, mais pour celui de chaque personne concrète. Toujours selon le même saint Syméon: « Dieu a envoyé son Fils unique sur terre pour toi et pour ton salut car dans Sa prescience Il t’a prédestiné à être Son frère et Son cohéritier ».

Toute l’histoire de l’homme, y compris la chute et le bannissement du paradis, trouve en Christ sa justification, son accomplissement et son sens absolu. Le Royaume céleste, accordé par le Christ à celui qui croit en Lui, est bien supérieur au paradis originel. L’incarnation du Christ et son acte rédempteur revêtent une signification encore plus grande pour l’homme que la création même de l’être humain. Dès l’incarnation, notre histoire pour ainsi dire repart à zéro: l’homme se retrouve face à face avec Dieu, dans une intimité aussi grande, sinon plus grande encore, qu’au tout début de la création. Le Christ conduit l’homme dans un « nouveau paradis », l’Eglise, où Il règne et où cet homme règne avec Lui.

En Christ nous parvenons au but de l’existence humaine, la communion avec Dieu, l’union avec Dieu, la déification. Saint Maxime le Confesseur écrit « Celui qui désire le salut et a soif de la divinisation  » des hommes. Dans son amour sans limites pour l’homme le Christ est monté au Golgotha et a subi la mort sur la croix, qui a réconcilié et uni l’homme avec Dieu.

L’Eglise 

« Il n’est point de christianisme sans Eglise », écrivait au début du XXe siècle l’archevêque Hilarion (Troïtski), un des nombreux néo-martyrs russes. L’Eglise, c’est le Royaume du Christ, acquis au prix de Son sang, le Royaume dans lequel Il fait entrer ceux qu’Il a choisis pour être Ses enfants, et ceux qui L’ont choisi pour être Leur Père.

Le mot grec ekklesia, dont le sens est « église », « assemblée des hommes », vient du verbe ekkaleo , « appeler ». L’Eglise chrétienne est l’assemblée de ceux qui ont été appelés par le Christ, qui ont cru en Lui et vivent de Lui. Mais l’Eglise n’est pas simplement la société, ou la fraternité, des hommes unis par leur foi en Christ, elle n’est pas une simple addition d’individus. Unis de concert, les membres de l’Eglise constituent un corps unique, un organisme indivisible.

La dénomination de l’Eglise comme corps du Christ appartient à l’apôtre Paul: « Nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit, pour former un seul corps, soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres, et nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit […]. Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (I Co 12, 13-27). Par les sacrements, spécialement par la communion au Corps et au Sang du Christ, pain et vin eucharistiques, nous nous unissons à Lui et devenons en Lui un seul corps: « Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps, car nous participons tous à un même pain ». (I Co 1,17). L’Eglise est le corps eucharistique du Christ, l’eucharistie nous unit à Lui et les uns aux autres. Et plus nous nous rapprochons de Dieu, plus nous nous rapprochons les uns des autres, et plus grand est notre amour pour le Christ, plus fort est notre amour pour le prochain. En nous unissant à Dieu dans une vie animée par les sacrements, nous nous unissons les uns aux autres, nous surmontons notre isolement et notre aliénation, devenons membres d’un organisme indivisible, liés les uns aux autres par le lien de l’amour.

Le mystère de l’Eglise fut préfiguré dans le peuple d’Israël, élu et mis à part des autres nations. L’Eglise chrétienne se considère comme l’unique héritière légitime de la religion fondée sur la révélation biblique, une révélation protégée et conservée dans la tradition de l’Eglise. Celle-ci englobe l’Ancien et le Nouveau Testament, le souvenir de la vie terrestre de Jésus-Christ dans les premières années de Sa vie, de Ses miracles et de Son enseignement, de Sa mort et Sa résurrection. Elle comprend également l’acquis de la primitive Eglise, l’enseignement des premiers Pères et des conciles œcuméniques, la vie des saints et des martyrs du christianisme, la liturgie, les sacrements, et toute l’expérience spirituelle et mystique transmise de génération en génération. En d’autres termes, la Tradition selon la conception orthodoxe désigne la continuité de l’enseignement théologique et de l’expérience spirituelle à l’intérieur de l’Eglise depuis l’époque de l’Ancien Testament jusqu’à aujourd’hui.

Il est absolument essentiel pour un chrétien d’être membre de l’Eglise, d’avoir un lien avec la révélation de Dieu telle qu’elle est conservée dans la Tradition sacrée de l’Eglise, dans sa mémoire vivante. L’expérience que l’on peut faire de Dieu est un don accordé à la personne, mais la révélation de Dieu appartient au corps tout entier de l’Eglise. L’expérience personnelle de chaque croyant individuel doit être intégrée dans la mémoire collective de l’Eglise. Chaque personne est appelée à partager son expérience avec les autres, et à l’examiner à la lumière de la révélation donnée au peuple en tant que corps, que communauté. De cette manière, le chrétien se trouve uni avec d’autres chrétiens, et la demeure de l’Eglise s’édifie avec des pierres individuelles.

Les notes de l’Eglise 

Les paroles du Symbole de Nicée-Constantinople: « Je crois […] en une Eglise une, sainte, catholique et apostolique » précisent les notes de l’Eglise en tant qu’organisme théandrique.

L’Eglise est une, car créée à l’image de la Sainte Trinité, elle manifeste en elle-même le mystère de l’unité de l’essence dans la distinction hypostatique; elle comporte une foule de personnes-hypostasiées, unies dans l’unité de la foi et des sacrements. Selon l’apôtre Paul « il y a un seul corps et un seul Esprit […] un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père, qui est au-dessus de tous, à travers tous et en tous » (Eph 4,4-6).Pour cette union de tous les chrétiens, Jésus-Christ a prié le jour de la Cène: « Père Saint, garde-les en Ton nom ceux que Tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous […]. Ce n’est pas pour eux seulement que Je prie, mais encore pour ceux qui croiront en Moi par leur parole, afin que tous soient un, comme Toi, Père, Tu es en moi, et comme Je suis en Toi, afin qu’eux aussi soient un en Nous » (Jn 17,11-21). L’amour des trois Personnes de la Sainte Trinité resplendit dans l’unité de l’Eglise.

L’apôtre Paul aborde la sainteté de l’Eglise, en comparant le Christ à un fiancé, et l’Eglise à une fiancée: « Le Christ a aimé l’Eglise, et S’est livré Lui-même pour elle afin de la sanctifier […] pour faire paraître devant Lui cette Eglise glorieuse, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et irréprochable » (Eph 5,25-27). La sainteté de l’Eglise est conditionnée non seulement par la sainteté du Christ qui en est la tête, mais par la sainteté à laquelle sont appelés tous ses membres. Dans leurs épîtres les apôtres désignent souvent les chrétiens par le terme « saints », en sous-entendant que la sainteté ne représente pas un idéal inaccessible, mais bien la norme des membres de l’Eglise. Tout chrétien est appelé à la sainteté, et l’Eglise a connu à toutes ses époques des saints authentiques, mais le nombre de saints qui ont surmonté le péché et les passions est très peu élevé. Dans leur majorité les chrétiens apparaissent comme des pécheurs impuissants à atteindre le niveau de la sainteté, mais ils s’efforcent d’y parvenir par le repentir. La tâche de l’Eglise consiste à les sanctifier et à les amener à Dieu. Dans ce sens il est dit des chrétiens qu’ils se trouvent in patria et in via , dans la patrie et en chemin, c’est-à-dire à l’intérieur de l’Eglise tout en faisant en même temps route vers elle.

Le terme slavon sobornyj n’est pas la traduction exacte du grec katholike (catholique), qui signifie « universel », et désigne ce qui unit les chrétiens dispersés de par le monde, y compris tous les saints et les défunts. La toute première Eglise se composait de la petite communauté des disciples à Jérusalem (pour cette raison l’Eglise hiérosolymitaine a reçu jusqu’à aujourd’hui le nom de « mère des Eglises »), mais dès le Ier siècle, et grâce à la prédication des apôtres, des communautés naquirent à Rome, Corinthe, Ephèse, et dans d’autres villes d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Toutes ces communautés, chacune sous la conduite de son évêque, constituaient une seule Eglise « œcuménique » dont la tête était le Christ. Dès les premiers siècles la primauté d’honneur (mais non de juridiction) était dévolue au pape de Rome comme détenteur du trône apostolique, « occupant la place de Pierre et une chaire de rang épiscopal » selon l’expression de Cyprien de Carthage. A la suite de la rupture de l’Occident avec l’Orient en 154, l’évêque de Rome est resté en Occident la tête unique de toutes les Eglises, alors qu’en Orient chaque Eglise locale est gouvernée par son patriarche. Il est admis que le pouvoir suprême dans l’Eglise d’Orient appartient au Christ Lui-même. Les décisions, auxquelles doit se plier tout le monde orthodoxe, ne peuvent être prises que par un concile œcuménique. La catholicité de l’Eglise, de ce point de vue, est comprise au premier abord en Orient comme une collégialité, qui se traduit en pratique par l’absence d’un unique chef visible. Selon la conception orthodoxe, l’Eglise dans sa totalité possède « l’infaillibilité » dans les questions de foi, le peuple tout entier est le gardien de la foi.

L’apostolicité de l’Eglise consiste dans le fait d’avoir été fondée par les apôtres, de rester fidèle à leur enseignement, de posséder une succession qui procède d’eux, et de perpétuer le culte donné par eux sur terre. L’apôtre Paul dit que l’Eglise a été édifiée « sur le fondement des apôtres et des prophètes » (Eph 2,2). Par succession apostolique on entend la chaîne ininterrompue d’impositions des mains (c’est-à-dire d’ordinations au rang d’évêques), qui a commencé avec les apôtres et se continue avec les évêques d’aujourd’hui. Les apôtres imposèrent les mains à la première génération d’évêques, qui à leur tour firent de même avec la seconde, et ainsi de suite jusqu’à nos jours. Les communautés chrétiennes où cette succession s’est interrompue sont considérées comme en rupture avec l’Eglise tant qu’elle n’aura pas été rétablie. Les évêques prolongent la mission des apôtres sur terre: le culte, la prédication, la conduite des communautés ecclésiales existantes, et la fondations de nouvelles.

Non seulement les évêques et les prêtres, mais tout membre de l’Eglise est appelé à s’engager dans un service apostolique, missionnaire, à prêcher le Christ en paroles et en actions: « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28,19).

La hiérarchie ecclésiastique 

En outre déjà aux temps apostoliques, il existait dans l’Eglise un sacerdoce hiérarchique, composé de gens spécialement élus pour le service de l’eucharistie et pour la présidence sur le peuple. Les Actes mentionnent l’élection de sept diacres (en grec diakonos signifie « serviteur ») pour être consacrés à ce service (Ac 6,6). Au cours de leurs prédications dans les diverses cités de l’empire romain, les apôtres y fondèrent des communautés chrétiennes et imposèrent les mains à des évêques (en grec episkopos, littéralement le « visiteur », le « surveillant ») et à des presbytres (en grec presbyteros , l’« ancien ») pour prendre la tête de ces communautés.

La hiérarchie à trois degrés, avec évêques, presbytres et diacres, existe dans l’Eglise depuis la lointaine antiquité, mais probablement pas depuis le moment de sa fondation. Dans les épîtres des apôtres, nous ne voyons pas de différence nette entre évêques et presbytres, ces deux termes étant le plus souvent utilisés comme synonymes:

« Je t’ai laissé en Crète, afin que tu mettes en ordre ce qui reste à régler, et que, selon mes instructions, tu établisses des anciens dans chaque ville, s’il s’y trouve quelque homme irréprochable, mari d’une seule femme, ayant des enfants fidèles […]. Car il faut que l’évêque soit irréprochable, comme économe de Dieu » (Tit 1,5-7).

A l’époque apostolique on ne faisait pas de distinction entre le diocèse et la paroisse, puisque la communauté ecclésiale, celle de Crète, d’Ephèse ou de Rome, englobait tous les fidèles de la ville, ou de la région, et constituait « l’Eglise locale », c’est-à-dire l’Eglise dans tel « lieu ».

Mais au fur et à mesure que l’Eglise se développait, la nécessité se fit sentir d’avoir des presbytres plus anciens établis à la tête des communautés d’une région, et ayant le droit d’imposer les mains à d’autres presbytres pour le service de ces communautés. Dès le IIe siècle, saint Ignace d’Antioche désigne nettement l’évêque comme étant la tête de l’Eglise, et les presbytres comme étant ses auxiliaires, soumis à lui, et en plein accord de pensée avec lui: « Le presbytérium est accordé avec l’évêque comme les cordes d’une cithare ». En obéissant à l’évêque, les presbytres obéissent, en sa personne, au Christ Lui-même. Pour saint Ignace, l’évêque personnifie la plénitude de l’Eglise, et un désaccord avec lui signifie une rupture avec l’Eglise. La hiérarchie doit être respectée: « Que tous révèrent les diacres comme le commandement de Jésus-Christ, les évêques comme Jésus-Christ Lui-même […] et les presbytres comme le sénat de Dieu et comme l’assemblée des apôtres. Sans eux il n’est point d’Eglise ».

L’Eglise enseigne que les imperfections morales d’un prêtre n’ont pas d’incidence sur l’efficacité des sacrements célébrés par lui, car il n’est en l’occurrence qu’un instrument aux mains de Dieu. C’est le Christ qui baptise, qui célèbre l’eucharistie et donne la communion, qui dans le sacrement de la confession remet les péchés. Dans le rite de la confession, le prêtre dit au pénitent: « Le Christ est invisiblement présent, qui reçoit ta confession […]. Je ne suis qu’un témoin, pour témoigner devant Lui de tout ce que tu diras ». Mais si le Christ, dans Son infinie miséricorde, tolère dans Son Eglise des serviteurs indignes et pleins de péchés, comme Il a toléré Judas au milieu des apôtres, cela ne justifie nullement les ministres du culte frappés d’indignité. Etant l’instrument, le témoin et le serviteur de Dieu, le prêtre doit être pur, chaste, étranger au péché. Les tares morales des ecclésiastiques, les péchés et les vices du clergé ont toujours été cause de souffrance pour l’Eglise et ont fait son malheur, car bien que sans influence sur l’efficacité des sacrements, ils minent l’autorité de l’Eglise aux yeux des gens, ruinent la foi en Dieu. L’idée que l’on se fait de Dieu se colore tout naturellement du comportement de ses serviteurs, le prêtre étant perçu comme l’image du Christ. Qu’il est amer de voir chez certains prêtres de l’indifférence au lieu de compassion, de l’hostilité au lieu d’amour, du dévergondage au lieu de pureté morale, de l’hypocrisie au lieu de sincérité. De celui qui porte sur sa poitrine la croix avec l’image du Christ crucifié pour l’humanité, on attend la même compassion et le même amour que ceux du Christ Lui-même. « Sois un modèle pour les fidèles, en parole, en conduite, en amour, en foi, en pureté » (I Tim 4,12).

La femme dans l’Eglise 

Tout au long de l’histoire de l’Eglise, la fonction de prêtre ou d’évêque n’a pu être assumée que par des hommes. Il ne s’agit pas simplement d’une tradition, engendrée par les différences entre hommes et femmes telles qu’on les concevait dans l’antiquité. Dès le début le sacerdoce implique la mise en pratique d’une paternité spirituelle. Une femme peut être mère, épouse, fille, mais elle ne peut être père. La maternité n’est pas inférieure à la paternité, mais autre est sa mission, autre est sa fonction. En quoi la paternité se distingue-t-elle de la maternité, seul un enfant le sait, sans pouvoir l’exprimer avec des mots. Ce qui différencie la paternité spirituelle de toute autre fonction, tout chrétien qui a un père spirituel en a conscience. Si l’Eglise orthodoxe rejette l’ordination des femmes, récemment introduite dans les Eglises protestantes, ce n’est pas parce que l’orthodoxie campe sur des positions traditionnelles et conservatrices, encore moins parce qu’elle considère la condition des femmes comme inférieure à celle des hommes, mais parce qu’elle prend très au sérieux la paternité dans l’Eglise, et ne veut point s’en priver en confiant à la femme une fonction qui n’est pas la sienne. Dans cet organisme qu’est l’Eglise chaque membre remplit un rôle irremplaçable. Rien ne saurait être substitué à la paternité, et si on l’en prive, l’Eglise perd son intégrité et sa plénitude, en devenant une famille sans père ou un organisme dépossédé de ses membres indispensables.

Dans ce sens l’attitude du christianisme à l’égard du mariage, et la conception qu’il a du rôle de la femme au sein de la famille, sont exemplaires. La famille chrétienne est une « cellule de l’Eglise », créée à l’image de l’Eglise du Christ. Les apôtres nous enseignent que le chef de famille est l’époux, non l’épouse. Ce rôle premier du mari ne signifie pas une inégalité. Le pouvoir du mari est le pouvoir de l’amour identique au pouvoir du Christ dans l’Eglise: « De même que l’Eglise est soumise au Christ, les femmes aussi doivent l’être à leur mari en toutes choses. Maris, que chacun aime sa femme, comme le Christ a aimé l’Eglise, et S’est livré Lui-même pour elle […]. Que chacun de vous aime sa femme comme lui-même, et que la femme craigne son mari » (Eph 5,24-33). La « crainte » en question ne signifie pas la peur devant la force, mais la crainte d’offenser le mari, de détruire l’amour et la concorde dans la famille. Le premier rôle donné au mari, c’est de se tenir prêt à aimer jusqu’au sacrifice de soi, à l’instar de l’amour du Christ pour l’Eglise. Etant le chef de la famille, l’époux doit faire preuve d’amour et de respect envers l’épouse: « Maris, montrez à votre tour de la sagesse dans vos rapports avec votre femme […] honorez-la, comme devant aussi hériter avec vous de la grâce de la vie » (I Pi 3,7). Ce n’est pas l’inégalité, mais l’union harmonieuse dans la diversité des rôles qui doit régner dans la famille, comme dans l’Eglise. Car si la famille est la première cellule, l’Eglise est la grande famille.

La paternité du prêtre ne se limite pas à ses fonctions de chef et de responsable de la communauté. Dans certains cas il arrive que le rôle de chef incombe à une femme. Ainsi, les monastères féminins sont toujours dirigés par une higoumène (mère supérieure), à laquelle se soumettent non seulement les moniales, mais également les prêtres qui les desservent. Dans les anciens monastères on trouvait des staritsy, des chefs spirituels femmes qui avaient le droit de recevoir la confession des moniales. Même le sacrement du baptême peut, dans des cas exceptionnels, être accompli par une femme (par exemple en l’absence d’un prêtre si une personne se trouve en danger de mort), et un tel sacrement est reconnu comme efficace et valide.

L’histoire de l’Eglise ne connaît cependant pas de cas où une femme ait célébré la liturgie ou imposé les mains à des prêtres, comme cela se fait aujourd’hui dans les Eglises protestantes. Dans la célébration de l’eucharistie, le prêtre symbolise le Christ-Dieu, devenu homme. L’Eglise accorde une grande signification à la symbolique de la liturgie. Selon la conception orthodoxe, entre le symbole et la réalité, il existe des liens de réciprocité, au point qu’une modification dans le symbole entraîne une transformation du réel dont il est le support.

Dans l’Eglise ancienne, il y avait des diaconesses investies d’assez larges compétences. Elles secondaient l’évêque dans le sacrement du baptême, prenaient part à la célébration de l’eucharistie. La question de la restauration des diaconesses fut sérieusement débattue au sein de l’Eglise orthodoxe russe dans les réunions préparatoires qui précédèrent le concile local de 1917, mais les événements qui s’ensuivirent empêchèrent la réalisation de certaines réformes ecclésiastiques en projet. De nombreuses tâches de première nécessité, dont celles liées à la liturgie, et qui étaient du ressort des diaconesses dans l’Eglise ancienne, sont effectivement remplies par des femmes aujourd’hui, qui font le pain pour l’eucharistie, lisent et chantent dans l’église, et souvent dirigent le chœur.

La Mère de Dieu et les saints 

On peut juger de l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de la femme, d’après la place éminente qu’elle réserve à la Mère de Dieu, en glorifiant plus que tous les saints et même les anges Celle qui est « plus vénérable que les chérubins et infiniment plus glorieuse que les séraphins ». La très sainte Mère de Dieu est la Mère du Christ et la Mère de l’Eglise, en Sa personne l’Eglise honore la maternité, cet héritage inaliénable et ce privilège de la femme. On peut remarquer que les Eglises protestantes, qui ont confié aux femmes la mission de célébrer l’eucharistie, de remplir des fonctions sacerdotales, ne vénèrent pas la Mère de Dieu et ne Lui adressent pas de prières. Privée de la Mère de Dieu, l’Eglise perd de sa plénitude, tout comme une communauté privée de son prêtre perd aussi de sa plénitude. Si la paternité se réalise en la personne des membres de la hiérarchie, évêques et prêtres, la maternité se rend présente dans l’Eglise en la personne de la très sainte Mère de Dieu.

L’Eglise orthodoxe glorifie la Mère de Dieu comme étant « toujours vierge ». Ce terme, confirmé par le Ve Concile œcuménique de 553, met en relief la virginité de la Mère de Dieu avant, pendant et après la naissance du Christ (les « frères » du Christ, mentionnés en Matthieu 3,31, sont considérés par la tradition de l’Eglise comme étant les fils d’un premier mariage de Joseph). On nomme également la Mère de Dieu la Toute Sainte, la Toute Pure, et l’Immaculée. En se fondant sur une ancienne tradition, l’Eglise orthodoxe croit que la Mère de Dieu a ressuscité trois jours après sa mort et a été transférée au ciel avec son corps, comme le Christ et quelques justes de l’Ancien Testament (Enoch et Elie).

La Sainte Ecriture est très laconique en ce qui concerne la Vierge Marie, sa place dans le Nouveau Testament est des plus modeste, si on la compare en particulier avec celle qu’elle occupe dans la vie de l’Eglise. Dans l’Eglise orthodoxe la vénération de la Mère de Dieu se fonde moins sur les Ecritures que sur l’expérience séculaire d’un grand nombre de croyants à qui, d’une façon ou d’une autre, fut révélé le mystère de la Sainte Vierge.

La Mère de Dieu se trouve à la tête de la nuée des saints glorifiés par l’Eglise. D’après une antique tradition remontant aux temps apostoliques, l’Eglise vénère les saints et leur adresse des prières. Les accusations lancées à l’Eglise, selon lesquelles elle adorerait des êtres humains à l’égal de Dieu, transgressant par là le commandement: « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu Le serviras Lui seul » (Mt 4,1), sont sans fondement. La théologie grecque distingue soigneusement le culte rendu à Dieu (latreia) de la vénération (proskynesis ) des saints, que l’on honore non comme des dieux, mais comme des personnes qui ont atteint une grande élévation spirituelle et ont vécu en union avec Dieu. Les saints sont étroitement unis entre eux, ainsi qu’au Christ. En rendant hommage aux saints, c’est le Christ, qui vit en eux, que nous vénérons.

L’incorporation officielle à la nuée des saints, ou canonisation, est un phénomène relativement récent; la première Eglise ignorait des actes particuliers de canonisation ou de glorification. Un martyr qui avait souffert pour le Christ devenait, immédiatement après sa mort, l’objet de la vénération des fidèles, qui lui adressaient des prières et célébraient la liturgie sur son tombeau. Dans l’Eglise orthodoxe russe il a toujours été de règle de célébrer la liturgie sur un antimension, sorte de tissu spécial déposé sur l’autel, où sont cousus obligatoirement des parcelles de reliques d’un saint ou d’un martyr. Par là est posé un lien entre l’Eglise terrestre, d’aujourd’hui, englobant les vivants, et l’Eglise céleste, triomphante, englobant les saints glorifiés par Dieu. De leur côté les martyrs forment la base sur laquelle s’édifie l’Eglise. « Le sang des martyrs est la semence du christianisme », disait Tertullien.

La vénération d’un saint n’est pas la conséquence d’un acte de canonisation, mais à l’inverse la canonisation fait suite à la vénération populaire d’un saint. Il y a des saints dont la vie est pratiquement inconnue, et dont la vénération s’est généralisée, comme par exemple saint Nicolas archevêque de Myre en Lycie, qui vécut au IVe siècle. Les chrétiens le vénèrent tant en Orient qu’en Occident, enfants et adultes l’aiment pareillement: la fête de Noël en Occident ne peut se passer de Santa Klaus, qui va de maison en maison chargé de cadeaux. Même les non-chrétiens, lorsqu’ils prient saint Nicolas, bénéficient de son aide. Cette vénération universelle de saint Nicolas se fonde sur l’expérience de l’Eglise: il est devenu l’« ami personnel de milliers de chrétiens, il les a consolés, et sauvés du malheur… »

Certaines personnes ont des difficultés à comprendre la nécessité de prier les saints alors qu’il y a le Christ. Mais les saints ne sont pas des médiateurs entre nous et le Christ, ils sont plutôt nos amis au ciel, avec la possibilité de nous entendre et de nous aider grâce à leurs prières. Si quelqu’un n’a pas d’amis au ciel, il est incapable de comprendre comme il convient cette vénération respectueuse dont sont entourés les saints dans l’Eglise orthodoxe. Il faut donc reconnaître que les Eglises chrétiennes qui n’ont pas une communion directe et vivante avec les saints ne peuvent pas faire l’expérience complète de la plénitude de l’Eglise en tant que Corps mystique du Christ unissant les vivants et les morts, les saints et les pécheurs.

Les saintes icônes 

Dans la tradition orthodoxe, l’icône ne fait pas seulement figure d’ornement de l’église ou d’objet nécessaire à la célébration de l’office: on prie devant elle, on l’embrasse, on la considère comme un objet sacré.

Bien que l’on trouve des icônes dans l’Eglise dès la plus haute antiquité, des courants hostiles à la vénération des icônes surgirent à diverses époques. Au cours des VIIe – VIIIe siècles ils donnèrent lieu à l’hérésie iconoclaste, condamnée au VIIe Concile œcuménique. La principale accusation lancée de tout temps par les iconoclastes aux iconodules fut celle de l’idolâtrie, et leur principal argument l’interdit vétéro-testamentaire de la représentation de Dieu. Le premier des dix commandements donnés par Moïse dit: « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point; car moi, le Seigneur Ton Dieu, Je suis un Dieu jaloux » (Ex 2,4-5). Il est clair que ce commandement est dirigé contre les idoles et les images taillées, répandues parmi les peuples païens qui les adoraient.

Le Nouveau Testament apporte la révélation de Dieu fait homme, qui s’est rendu visible aux yeux des hommes. D’après les paroles de l’apôtre Jean, le Christ a manifesté au monde le Dieu invisible, L’a rendu visible: « Personne n’a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est Celui qui L’a fait connaître » (Jn 1,18). L’invisible ne peut être représenté, mais le visible peut l’être, car n’étant pas le produit de l’imagination, il est la réalité. L’interdit vétéro-testamentaire sur la représentation du Dieu invisible, selon saint Jean Damascène, anticipe sur la possibilité de Le représenter une fois qu’Il est devenu visible.

La défense de l’icône était la défense de la foi en l’incarnation du Christ, dans la mesure où l’iconoclasme niait, avec d’autres tendances, la réalité de cette incarnation. Aux yeux des orthodoxes, l’icône n’est pas une idole qui se substituerait au Dieu invisible, mais le symbole et le signe de Sa présence dans l’Eglise. A la suite de saint Basile le Grand, les Pères du VIIe Concile œcuménique soulignèrent que « l’honneur rendu à l’image remonte au Prototype ». Les Pères du VIIe Concile œcuménique insistent sur le fait qu’en se prosternant devant l’icône, le chrétien n’adore pas une planche de bois et des couleurs, mais la personne peinte, le Christ, la Sainte Vierge, les saints. Il n’y a donc rien de commun entre l’idolâtrie et la vénération des icônes. L’icône ne se tient pas devant la personne comme un objet d’adoration isolé et se suffisant à lui-même, elle ne s’interpose même pas entre la personne et Dieu. Pour reprendre l’expression du père Paul Florensky, l’icône est une fenêtre ouverte sur l’autre monde. A travers l’icône, l’être humain entre en contact direct avec le monde spirituel et ceux qui y vivent.

La Croix 

Au regard de l’Eglise la Croix, instrument de mort devenu instrument du salut, revêt une importance particulière. Saint Basile le Grand identifie « le signe du Fils de l’homme » évoqué par le Christ à propos de Sa seconde venue (Mt 24,3) avec la Croix dont les quatre extrêmités se tournent vers les quatre coins de l’univers. La Croix, symbole du Christ Lui-même, est investie d’une puissance miraculeuse. L’Eglise orthodoxe croit que la croix contient l’énergie du Christ; pour cette raison les chrétiens non seulement reproduisent des croix pour les mettre dans les églises au même titre que les icônes, mais la portent également sur la poitrine, se signent, se bénissent mutuellement du signe de la croix, prient devant elle. Nous nous adressons à la Croix, comme si elle était en état de nous entendre: « Réjouis-toi, Croix vivifiante », « O Croix très vénérable du Seigneur, source de vie ».

Dans son expérience séculaire, l’Eglise a pris conscience de la force miraculeuse, salvatrice et guérisseuse de la Croix et du signe de croix. La Croix protège l’homme sur sa route et partout où il se trouve, par la Croix la bénédiction du Christ descend sur toute œuvre bonne entamée avec un signe de croix et une invocation du nom de Dieu. « Croix, protectrice de tout l’univers, Croix, parure de l’Eglise, Croix force des rois, Croix soutien des croyants, Croix gloire des anges et ruine des démons », chantons-nous dans l’office en l’honneur de la Croix du Christ.

L’enseignement sur la Sainte Croix en tant que symbole de la loi divine et objet de vénération, est exposé par saint Isaac le Syrien dans l’un de ses ouvrages découvert récemment. Selon saint Isaac, la puissance de la Croix ne diffère pas de celle qui fit venir les mondes à l’être, et gouverne la création toute entière en conformité avec la volonté de Dieu. La Croix est animée par la même puissance qui était présente dans l’Arche de l’alliance, objet de la vénération respectueuse que lui témoignait le peuple d’Israël.

Qu’y avait-il donc dans l’Arche, demande Isaac, qui inspirait un tel effroi et y multipliait les pouvoirs et les signes? L’Arche était vénérée, répond-il, parce que l’invisible Shekhina(Présence) de Dieu habitait en elle. Cette même Shekhina investit désormais la Croix, elle a quitté l’Arche de l’Ancien Testament pour entrer dans la Croix du Nouveau Testament.

La croix matérielle, dont le prototype était l’Arche de l’Alliance, devient à son tour le prototype du Royaume eschatologique du Christ. Elle relie en quelque sorte l’Ancien Testament avec le Nouveau, et le Nouveau avec l’ère à venir, où tous les symboles et prototypes matériels seront abolis.

Le temps de l’Eglise 

L’Eglise vit sur terre, mais elle est tournée vers le ciel, son existence se déroule dans le temps, mais elle respire l’éternité. Le calendrier ecclésiastique et tous les cycles liturgiques de l’année, de la semaine, du jour, lui donnent l’occasion d’entrer en contact avec l’éternité. Dans le cycle de l’année l’Eglise commémore et revit toute l’histoire du monde et de l’homme, toute « l’économie » du salut de la race humaine. La série annuelle des fêtes déroule devant nous la vie du Christ, de sa naissance à la Crucifixion et à la Résurrection, la vie de la Mère de Dieu de sa conception à la Dormition, la vie de tous les saints glorifiés par l’Eglise. Dans le cycle de la semaine et du jour toute l’histoire du salut de l’humanité est également renouvelée et commémorée dans les offices. Chaque cycle possède un moment-clé à partir duquel il se définit; le moment-clé du jour est la célébration de l’eucharistie, celui de la semaine est le jour du dimanche, celui de l’année est Pâques, la fête de la Résurrection du Christ.

La Résurrection du Christ fut un événement déterminant, fondamental, dans l’histoire de la foi chrétienne: « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre foi aussi est vaine » (I Co 15,14). Si le Christ n’était pas ressuscité, le christianisme n’aurait été rien de plus qu’une de ces nombreuses doctrines métaphysiques à fondement moral et religieux au même titre que le bouddhisme ou l’islam. La résurrection du Christ a posé le point de départ de l’Eglise en tant que vie nouvelle, qu’existence nouvelle divino-humaine, où l’homme devient dieu parce que Dieu est devenu homme. Dès les tout débuts de l’histoire de l’Eglise, la fête de la Résurrection du Christ est devenue la pierre d’angle du calendrier chrétien.

Les fêtes ecclésiastiques ne se limitent pas à la simple commémoraison d’événements survenus dans un passé éloigné. Les fêtes nous donnent accès à la réalité spirituelle de leur origine, qui possède un caractère intemporel, permanent pour nous tous. Tout chrétien reçoit le Christ comme son Sauveur, incarné pour lui, et pour cette raison il s’approprie à travers ses impressions personnelles et à la mesure de ses moyens tous les événements de la vie du Christ. La fête est l’actualisation aujourd’hui d’un événement qui s’est produit jadis dans le temps et qui se produit toujours en dehors du temps. A Noël nous entendons ces paroles à l’Eglise: « Ce jour Christ naît à Bethléem »; à l’Annonciation: « Ce jour la nature des eaux est sanctifiée »; à Pâques: « Aujourd’hui le Christ, ayant vaincu la mort […] est ressuscité du tombeau ». Ainsi, la communion au Christ ressuscité ne cesse jamais. Tout au long de l’année, saint Séraphim de Sarov accueillait ceux qui venaient à lui avec la salutation pascale: « Christ est ressuscité! ». Un ancien ermite, qui avait le don de la prière perpétuelle et vivait en odeur de sainteté, lorsque son disciple venait lui apporter de la nourriture avec ces mots: « Père vénérable, c’est aujourd’hui Pâques! », disait en réponse: « Est-ce vraiment Pâques aujourd’hui? ». Ni saint Séraphim, qui vivait la Pâque quotidiennement, ni cet ermite qui ignorait la date exacte de Pâques, ne rejetaient, cela va de soi, le calendrier ecclésial, mais ils vivaient dans la dimension de l’éternité, et avaient conscience que la Pâque n’est pas seulement un jour particulier de l’année, mais une réalité éternelle, à laquelle ils participaient quotidiennement.

Le cycle annuel des fêtes est, pour ainsi dire, un reflet de l’éternité dans le temps. Le temps de l’Eglise est une icône de l’éternité. De même que sur une icône les couleurs matérielles reflètent une réalité spirituelle intemporelle, de même les réalités de la vie éternelle se reflètent dans le calendrier ecclésiastique à travers les dates du calendrier séculier. De même qu’une icône contient la présence et l’énergie de celui qui est peint sur elle, de même le temps de l’Eglise est saturé de l’énergie éternelle et de la présence du Christ, de la Mère de Dieu, des anges et des saints, dont le souvenir est commémoré tout au long de l’année.

L’Eglise et les Eglises 

Le symbole de Nicée-Constantinople parle de l’Eglise une . Or il existe dans le monde une multitude de confessions chrétiennes, qui se nomment Eglises. Il n’est pas rare que non seulement ces confessions n’aient aucun lien entre elles, mais encore éprouvent des sentiments d’hostilité les unes envers les autres. L’unité de l’Eglise est-elle ainsi détruite? Et l’Eglise qui était jadis une ne s’est-elle pas morcelée en diverses dénominations qui lui ont fait perdre son unité?

Avant tout il faut dire qu’à la lumière de l’ecclésiologie orthodoxe, l’Eglise, par sa nature, est indivisible et le restera jusqu’à la consommation des siècles. Les ruptures et les schismes, qui furent le contrecoup des hérésies, ne signifient pas que l’Eglise ait été fragmentée, mais plutôt que les hérétiques se sont séparés de l’organisme unique de l’Eglise, perdant ainsi tout lien avec elle. Comme nous l’avons vu plus haut, l’hérésie se caractérise par le fait de s’opposer en toute conscience à l’enseignement communément admis de l’Eglise.

La théorie dite « des branches », selon laquelle toutes les dénominations chrétiennes existantes sont les branches d’un arbre unique, est étrangère à l’orthodoxie. L’unité de l’Eglise est conditionnée par l’unité de l’Eucharistie; en dehors de la communion eucharistique, il ne peut y avoir d’unité. « Nous tous qui participons à ce seul pain et à cet unique calice, unis-nous dans la communion d’un seul Esprit Saint », prions-nous dans la liturgie de saint Basile le Grand. La qualité de membre de l’Eglise s’exprime non seulement dans l’unité de pensée sur le plan dogmatique, mais également dans l’unité de l’eucharistie. Les groupes de chrétiens qui ont opposé leur hérésie à la confession de foi commune de l’Eglise constituent de branches coupées.

Cela implique-t-il nécessairement que les orthodoxes devraient considérer toutes les confessions chrétiennes non-orthodoxes comme des groupes d’hérétiques ou des branches coupées du tronc? Pour certains théologiens orthodoxes tel est certainement le cas. Même si la position officielle de ces Eglises est, en règle générale, beaucoup plus ouverte à l’égard des autres confessions chrétiennes. A l’heure actuelle la plupart des Eglises locales orthodoxes prennent part, d’une manière ou d’une autre, au mouvement pour l’unité chrétienne (le mouvement œcuménique) et entretiennent des contacts avec des chrétiens des autres confessions, en particulier celles dont l’ecclésiologie est identique à celle des orthodoxes ou proche d’elle: l’Eglise catholique et les Eglises orthodoxes orientales (pré-chalcédoniennes).

La première Eglise traitait les hérétiques avec rigueur: non seulement les canons de l’Eglise leur interdisait toute participation à l’eucharistie, mais ils interdisaient également aux fidèles de prier avec les hérétiques. Toutefois, nous devons nous rappeler que les hérésies des premiers siècles du christianisme (Arianisme, Sabellianisme, Monophysisme eutychien) rejetaient les fondements mêmes de la foi chrétienne: la divinité du Christ, l’égalité des personnes de la Trinité, la plénitude des natures divine et humaine du Christ. On ne peut en dire autant de la majorité des confessions chrétiennes d’aujourd’hui, car elles admettent les dogmes fondamentaux de l’Eglise. Les orthodoxes doivent donc faire la distinction entre la non-orthodoxie et l’hérésie. Saint Philarète de Moscou croyait que placer à égalité le catholicisme et l’arianisme « était à la fois rigoureux et stérile ». Il serait encore plus stérile d’appliquer aux chrétiens non-orthodoxes contemporains les décisions des conciles œcuméniques sur l’excommunication des hérétiques.

Lorsqu’ils abordent la difficile question des divisions du christianisme, les orthodoxes peuvent se rappeler que Dieu seul connaît les limites de l’Eglise. Comme disait saint Augustin, « nombreux parmi ceux qui sur terre pensent être étrangers à l’Eglise, verront au jour du Jugement qu’ils en sont ses citoyens; et nombreux parmi ceux qui pensaient être des membres de l’Eglise, seront hélas considérés comme lui étant étrangers ». Déclarer que hors de l’Eglise orthodoxe il n’y a pas et il ne saurait y avoir la grâce de Dieu serait poser des limites à l’omnipotence de Dieu, L’enfermer dans un cadre hors duquel Il n’a pas le droit d’agir.

Les sacrements 

Sous le mot sacrement on entend, dans la théologie orthodoxe, les célébrations au cours desquelles se fait la rencontre entre Dieu et l’homme, et se réalise avec Lui l’union la plus pleine possible dans les conditions de la vie terrestre. Dans les sacrements la grâce de Dieu descend sur nous et sanctifie notre être tout entier, âme et corps, en l’unissant à la nature divine, en la vivifiant, la divinisant et la recréant dans la vie éternelle. Dans les sacrements il nous est donné d’être en contact avec le ciel et de goûter par anticipation le Royaume de Dieu, auquel nous ne participerons, c’est-à-dire n’entrerons en lui pour y vivre, qu’après la mort.

Le mot grec mysterion (sacrement, mystère), vient du verbe myo dont le sens est « recouvrir, cacher ». Les Saints Pères prenaient ce terme dans un sens large: ils appelaient « sacrement » l’incarnation du Christ, Son acte rédempteur, Sa naissance, mort, résurrection, ainsi que les autres événements de Sa vie, la foi chrétienne elle-même, la doctrine, les dogmes, la célébration, la prière, les fêtes ecclésiastiques, les symboles sacrés, etc. De tous les actes liturgiques se détachaient en premier le Baptême et l’Eucharistie. Dans la « Hiérarchie ecclésiastique » de Denys l’Aréopagite, trois sacrements sont mentionnés: Baptême, Chrismation et Eucharistie, mais on appelait également « sacrements » la tonsure monastique et le rite des funérailles. Saint Théodore le Studite (IXe siècle) énumère six sacrements: Illumination (Baptême), Synaxe (Eucharistie), Chrismation, Ordination, tonsure et rite des funérailles. Saint Grégoire Palamas (XIVe siècle) souligne la place centrale de deux sacrements: Baptême et Eucharistie, et Nicolas Cabasilas (XVe siècle) dans son livre La vie en Christ donne le commentaire de trois sacrements: Baptême, Chrismation et Eucharistie.

Dans l’Eglise orthodoxe d’aujourd’hui sont comptés comme sacrements: Baptême, Eucharistie, Chrismation, Pénitence, Ordination, Mariage et Onction des malades; tous les autres actes d’Eglise sont comptés comme des sacramentaux. Il faut savoir, toutefois, que le classement en sept sacrements est un emprunt à la scolastique latine; de là vient la distinction entre « sacrements » et « sacramentaux ». Les pères orientaux ne s’intéressaient pas au nombre de sacrements, et ne se mettaient pas en peine de les dénombrer.

Dans chaque sacrement, il y a un côté visible, qui comprend le déroulement du rite avec les paroles, les actions des participants, la « substance » du sacrement (l’eau au Baptême, le pain et le vin à l’Eucharistie), et il y a un côté invisible, la transfiguration et la renaissance spirituelles de celui au nom de qui est célébré ce rite. Cette partie cachée demeure proprement mystérieuse, inaccessible à la vue et à l’ouïe, supérieure à la raison, hors de toute appréhension sensible. Mais dans le sacrement l’enveloppe corporelle de l’homme se transfigure et ressuscite avec l’âme; le sacrement n’est pas seulement une union spirituelle, mais aussi corporelle aux dons de l’Esprit Saint. L’homme pénètre dans le mystère divin avec tout son être, il s’immerge en Dieu âme et corps, parce que le corps est aussi destiné au salut et à la divinisation. Tel est le sens de l’immersion dans l’eau, de l’onction d’huile et du saint chrême (au Baptême), de la consommation de pain et de vin (dans l’Eucharistie). Dans le siècle à venir, la « substance » du sacrement n’aura plus lieu d’être, car l’homme communiera non au Corps et au Sang du Christ sous les signes du pain et du vin, mais directement au Christ Lui-même: « Donne-nous de communier plus manifestement dans le jour sans déclin de Ton Royaume ». Telle est la prière de l’Eglise qui confesse que, dans la patrie céleste, in patria, nous aspirerons à une union encore plus pleine, encore plus étroite, avec le Christ. Mais tant que nous sommes in via , dans l’errance sur terre, nous avons besoin des signes visibles de la présence de Dieu. Voilà pourquoi nous communions à la nature Divine par l’eau, imprégnée du Divin, et par le pain et le vin, saturés par Lui.

Celui qui accomplit n’importe quel sacrement est Dieu Lui-même. D’après saint Ambroise de Milan, « celui qui baptise n’est pas Damase, Pierre, Ambroise ou Grégoire. Nous accomplissons notre tâche en tant que serviteurs, mais l’efficacité du sacrement dépend de Toi. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de transmettre les bienfaits divins, ceux-là sont donnés par Toi, Seigneur ».

Le Baptême 

Le prototype du baptême néo-testamentaire fut « le baptême de repentance pour la rémission des péchés » (Mc 1,4) célébré par Jean dans les eaux du Jourdain. Dans la Bible l’eau est symbole de vie (Ex 35,6-7; 58,11), de la grâce divine (Jn 4,1-14), de la pureté spirituelle et morale de l’homme (Ex 1,16). Jadis les Juifs avaient pour habitude de se livrer à de fréquentes ablutions qui, toutefois, comme le sang des sacrifices, ne pouvaient laver le péché originel et libérer l’homme de l’emprise du diable. Dans sa forme, le baptême de Jean ressemblait à ces ablutions rituelles, dans son fond il disposait les esprits à rencontrer le Christ: « Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez ses sentiers » (Mc 1,3). Le Christ est allé se faire baptiser par Jean non pour être lavé, puisqu’il était pur et sans péché, mais pour sanctifier les eaux du Jourdain par son immersion, les pénétrer de ses énergies et de sa puissance, en faire des eaux vivantes, capables de renouveler la vie. Dans le sacrement du Baptême l’eau est également sanctifiée par l’invocation de l’Esprit Saint.

C’est le Christ qui nous a prescrit de célébrer le sacrement du Baptême: « Allez- évangélisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28,19). Ce commandement du Christ renferme les étapes principales du déroulement de la cérémonie: l’enseignement préalable (catéchèse), sans lequel la foi ne sera pas consciente; l’immersion dans l’eau (en grec baptismos signifie à la lettre « immersion »); et la formule « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Dans les premiers temps de l’Eglise on célébrait le baptême par immersion dans l’eau (Ac 8,38: « Ils descendirent tous deux dans l’eau »), et même aux tout débuts dans une « eau vive », c’est-à-dire l’eau courante d’une rivière, non celle, stagnante, d’un étang. Mais on construisit assez tôt dans les églises des baptistères avec une piscine (fonts baptismaux) pour y plonger ceux que l’on baptisait. La pratique de l’ondoiement et de l’aspersion s’installa beaucoup plus tard. D’ailleurs, même dans l’Eglise ancienne, le Baptême par aspersion était admis, par exemple en cas de maladie du candidat au baptême.

A l’époque de Constantin (IVe siècle) il était d’usage de baptiser de préférence les adultes, si grande était l’importance que l’on accordait à la prise de conscience du sacrement. Sachant qu’au Baptême les péchés sont pardonnés, certains repoussaient leur baptême jusqu’aux derniers jours de leur vie; même l’empereur Constantin reçut le baptême à la veille de sa mort. Saint Grégoire le Théologien, tout fils d’évêque qu’il fut, se fit baptiser à l’âge adulte; les saints Basile le Grand et Jean Chrysostome ne reçurent le baptême eux aussi qu’à l’achèvement de leurs études supérieures. Par contre, l’usage du baptême des enfants n’est pas moins ancien, les apôtres baptisaient des familles entières dans lesquelles se trouvaient à n’en pas douter des enfants. (Ac 1,48, Corneille avec sa maisonnée). Saint Irénée de Lyon (IIe siècle) dit: « Le Christ est venu sauver ceux qui, à travers Lui, naissent une seconde fois en Dieu: nourrissons, enfants, adolescents, vieillards ». Pour Origène (IIIe siècle), l’usage de baptiser les nourrissons est une « tradition qui remonte aux apôtres ». Le 124e décret du Concile de Carthage (IVe siècle) lance un anathème à ceux qui nient la nécessité de baptiser les nourrissons et les nouveaux-nés, lesquels sans avoir eux-mêmes commis de péchés, ont besoin d’être libérés du péché originel.

Pour ce qui concerne la foi comme condition principale de l’efficacité du sacrement (« Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, et celui qui ne croira pas sera condamné », Mc 16,16) dans le cas de baptêmes d’enfants, la confession de foi est faite par les parrains et marraines (et les parents) qui s’engagent ainsi à élever les enfants dans la foi et à leur faire prendre conscience de leur Baptême. L’enfant qui reçoit le sacrement ne peut en toute logique comprendre ce qui se passe en lui, mais son âme est parfaitement apte à recevoir la grâce du Saint-Esprit. « Je crois, écrit saint Syméon le Nouveau Théologien, que les enfants baptisés sont sanctifiés et mis sous la protection du très Saint Esprit, qu’ils sont les brebis du troupeau spirituel du Christ, et les agneaux choisis parce que marqués du signe de la Croix vivifiante, et totalement libérés de la tyrannie du diable ». Mais la grâce divine est conférée aux enfants en gage, pourrait-on dire, de leur foi future, comme une semence jetée en terre;  néanmoins pour que la semence devienne un arbre et donne des fruits, il est nécessaire que se conjuguent les efforts des parrain et marraine, avec ceux de l’enfant lui-même au fur et à mesure de sa croissance.

Le rite du Baptême a conservé les prières pour les catéchumènes et les expulsions du diable (exorcismes), la renonciation solennelle du baptisé (ou de ses parrain et marraine) à Satan et la confession de foi au Christ. Ensuite viennent la sanctification de l’eau, l’onction d’huile et la triple immersion avec ces mots: « Le serviteur (la servante) de Dieu N… est baptisé(e) au nom du Père, amen, du Fils, amen, du Saint-Esprit, amen ». Immédiatement après l’immersion dans l’eau, suit le sacrement de la Chrismation, suivi de la triple procession autour du baptistère avec le chant: « Vous tous qui avez été baptisés en Christ ». La célébration s’achève sur la lecture de l’Epître et de l’Evangile, la tonsure symbolique et l’entrée dans l’église (l’homme ou le garçon nouvellement baptisés sont introduits dans le sanctuaire). Soit tout de suite après le Baptême, soit les jours suivants, le nouveau baptisé, sans considération d’âge, communie aux Saints Dons.

La grâce divine est reçue au Baptême comme un gage, comme une semence qui va croître en l’homme et se manifester de multiples manières tout au long de sa vie tant qu’il restera tourné vers le Christ, vivra dans l’Eglise et accomplira les commandements. Si le Baptême n’est qu’une formalité, un tribut à la tradition ou à la mode, et que l’homme continue à vivre comme un païen ou un incroyant, il se prive de tous les bienfaits du sacrement, se sépare du Christ et s’exclut de l’Eglise.

La Chrismation 

L’institution du sacrement de la Chrismation remonte aux temps apostoliques. Dans la toute première Eglise, chaque baptisé recevait la bénédiction et le don du Saint-Esprit par l’imposition des mains de l’apôtre ou de l’évêque. Les Actes racontent que Pierre et Jean imposèrent les mains sur les Samaritains, pour qu’ils reçoivent l’Esprit Saint, « car Il n’était pas encore descendu sur aucun d’eux; ils avaient seulement été baptisés au nom du Seigneur Jésus » (Ac 8,16). La descente de l’Esprit Saint s’accompagnait parfois de manifestations visibles et sensibles de la grâce; les gens commençaient à parler en des langues inconnues, à prophétiser, à accomplir des miracles, comme ce fut le cas des apôtres à la fête de la Pentecôte.

En communiquant les dons du Saint Esprit, l’imposition des mains prolongeait la Pentecôte. Par la suite, avec la multiplication des chrétiens, et avec l’impossibilité où se trouvaient les baptisés d’avoir chacun une rencontre personnelle avec l’évêque, l’imposition des mains fut remplacée par la Chrismation. Dans l’Eglise orthodoxe, la Chrismation est donnée par le prêtre, mais le saint chrême (une huile parfumée) est préparé par l’évêque. Le myron (saint chrême) est fabriqué à partir de divers ingrédients (il y en a jusqu’à soixante-quatre: huile, balsame, poix, plantes aromatiques), et dans la pratique actuelle seul le chef d’une Eglise autocéphale (patriarche, métropolite) a le droit de le préparer.

Dans les lettres apostoliques, le don de l’Esprit Saint dispensé aux chrétiens est parfois nommé « onction » (I Jn 2,2, II Co 1,21). Dans l’Ancien Testament le sacre du roi se faisait par l’onction. Or, dans le Nouveau Testament, il n’y a pas de distinction entre ceux qui sont « consacrés » et ceux qui « ne le sont pas ». Au Royaume du Christ, tous sont « rois et prêtres » (Ap 1,6), « une race élue », « un peuple acquis » (I Pi 2,9), c’est la raison pour laquelle l’onction est donnée à chaque chrétien.

Par la Chrismation, l’homme reçoit « le sceau du don du Saint Esprit ». Comme l’explique le père A. Schmemann, il ne s’agit pas des divers « dons » de l’Esprit Saint, mais de l’Esprit Saint Lui-même en tant que don. Lors de la Cène, le Christ avait évoqué ce don devant ses disciples: « Et moi je prierai le Père, et Il vous donnera un autre consolateur, afin qu’Il demeure éternellement avec vous, l’Esprit de vérité » (Jn 14, 16-17), et « Il vous est avantageux que je m’en aille, car si Je ne m’en vais pas, le Consolateur ne viendra pas vers vous, mais si Je m’en vais, Je vous L’enverrai » (Jn 16,7). La mort du Christ sur la croix a rendu possible le don du Saint-Esprit, et en Christ nous devenons rois, prêtres et christs (oints). Nous ne recevons pas le sacerdoce d’Aaron, ou la royauté de Saül, ou l’onction de David, comme dans l’Ancien Testament, mais le sacerdoce et la royauté du Christ en personne, tels que nous les présente le Nouveau Testament. Par la Chrismation nous devenons enfants de Dieu, parce que l’Esprit Saint est « le don de l’adoption », comme il est dit dans la liturgie de saint Basile le Grand.

A l’instar de la grâce du Baptême, le don de l’Esprit Saint, dispensé à la Chrismation, ne doit pas être reçu passivement, mais il faut se l’approprier activement. C’est dans ce sens que saint Séraphim donnait comme but à la vie chrétienne « l’acquisition de l’Esprit Saint ». L’Esprit Divin est reçu par nous comme gage, encore faut-il en faire l’acquisition, le disposer en notre faveur, nous laisser posséder par Lui. L’Esprit Saint doit produire des fruits en nous. « Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la foi, la douceur, la maîtrise de soi […]. Si nous vivons par l’Esprit, marchons aussi selon l’Esprit » (Gal 5,22, 25). Tous les sacrements ont un sens et sont salutaires mais seulement dans le cas où la vie du chrétien se conforme au don reçu.

L’Eucharistie 

L’Eucharistie (en grec: eucharistia , « action de grâces »), ou sacrement de la Sainte Communion, est le « sacrement des sacrements », le « mystère des mystères »; elle est « la perfection de tout sacrement et le sceau de tout mystère ». L’Eucharistie occupe une place centrale dans la vie de l’Eglise et de chaque chrétien. Elle n’est pas un acte sacré parmi un certain nombre d’autres, ni un « moyen de recevoir la grâce »; elle est le cœur même de l’Eglise, son fondement, sans elle on ne peut concevoir l’existence de l’Eglise.

Le sacrement de l’Eucharistie a été institué par le Christ lors de la Sainte Cène, que mentionnent les quatre évangélistes ainsi que saint Paul. Le rituel extérieur de la Sainte Cène célébrée par le Christ en compagnie des disciples, réitérait le repas pascal des Hébreux autour duquel en Israël se rassemblaient les membres de chaque famille pour consommer l’agneau immolé. Mais si le souper pascal était d’ordinaire un repas familial, la Sainte Cène rassembla des disciples dépourvus de liens de sang avec le Christ, formant néanmoins cette famille destinée plus tard à croître comme l’Eglise; et à la place de l’agneau, Jésus Lui-même, qui S’offrit en sacrifice « comme un Agneau sans défaut et sans tache, prédestiné avant la fondation du monde » pour le salut des hommes (I Pi 1,19-2). Au cours de la Cène le Christ changea le pain et le vin en Son Corps et Son Sang, communia les disciples et leur commanda de célébrer ce sacrement en souvenir de Lui.

Les éléments les plus archaïques du rituel de l’eucharistie, mentionnés par l’apôtre Paul et par saint Justin, sont la lecture des Saintes Ecritures, les prières universelles, le baiser de paix, l’action de grâce adressée au Père à laquelle le peuple répond « Amen », et la fraction du pain, c’est-à-dire la communion. Chaque communauté primitive pouvait avoir son propre rite eucharistique, mais ces éléments se retrouvaient partout. La prière de celui qui présidait fut d’abord improvisée; par la suite seulement les prières eucharistiques furent mises par écrit. Dans la primitive Eglise se répandirent de nombreux rites eucharistiques, nommés Liturgies (en grec: leitourgia , service); à chaque rite, en règle générale, était attribué le nom d’un apôtre ou d’un évêque.

Le don présenté est à proprement parler une offrande dans laquelle le Christ Lui-même est Celui qui « offre et qui est offert, qui reçoit et qui est distribué » (prière du prêtre pendant l’hymne des chérubins dans la liturgie eucharistique). Le Christ en personne est l’unique et véritable célébrant de l’eucharistie; invisiblement présent dans l’église, il opère à travers le prêtre. Pour les orthodoxes, l’eucharistie n’est pas seulement un acte symbolique accompli en souvenir de la Sainte Cène, mais la Sainte Cène elle-même, renouvelée par le Christ quotidiennement et sans interruption depuis cette nuit pascale où Il se trouvait à table avec Ses disciples. Cette Cène se perpétue dans l’Eglise: « A Ta Cène mystique reçois-moi aujourd’hui ô Fils de Dieu », prononce le fidèle en s’approchant de la communion.

L’Eglise orthodoxe croit de manière absolue que dans l’Eucharistie le pain et le vin deviennent le Corps et le Sang réels du Christ, et n’en sont pas seulement le symbole ou l’image. Pour cette raison, l’union du fidèle avec le Christ dans l’Eucharistie n’est ni symbolique, ni figurative, mais vraie, réelle et entière. De même que le Christ pénètre de Sa personne le pain et le vin, en les saturant de Sa Divinité, de même Il entre dans l’homme, en saturant son corps et son âme de Sa présence vivifiante et de Ses énergies divines. Dans l’Eucharistie, nous devenons, selon l’expression des Saints Pères, « co-corporels » au Christ, qui fait Sa demeure en nous comme Il l’a fait dans le sein de la Vierge Marie. Saint Jean Chrysostome dit qu’« Il [le Christ] s’est mêlé à nous, a dissous Son Corps en nous, pour que formions un tout, comme le corps, uni à la tête ».

En raison de ce caractère si exclusif du sacrement de l’Eucharistie, l’Eglise lui attribue une importance a nulle autre pareille dans l’œuvre du salut. Hors de l’Eucharistie, il n’y a ni salut, ni divinisation, ni vie authentique, ni résurrection pour l’éternité: « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez Son sang, vous n’avez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange Ma chair et qui boit Mon sang a la vie éternelle, et Je le ressusciterai au dernier jour » (Jn 6,53-54). Pour cette raison les Pères conseillaient aux chrétiens de ne jamais se dérober à l’Eucharistie et de communier le plus souvent possible.

L’Eglise nous rappelle que tous ceux qui s’approchent de la Sainte Table doivent être prêts à rencontrer le Christ. D’où la nécessité d’une préparation convenable, qui ne devrait pas se limiter à la lecture d’un certain nombre de prières et à l’abstention de certains types de nourriture. En premier lieu, la préparation à la Communion repose sur une conscience pure, l’absence d’inimitié envers notre prochain ou de grief envers quiconque, la paix dans nos relations avec tout le monde: « Si donc tu présentes ton offrande à l’autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère; puis, viens présenter ton offrande » (Mt 5,23-24). Constituent des obstacles à la communion les péchés particulièrement graves, dont celui qui les a commis doit se repentir en confession.

La pénitence 

« Repentez-vous, car le Royaume des cieux est proche » (Mt 3,2). Sur ces mots, d’abord prononcés par saint Jean Baptiste, Jésus-Christ aborde Sa propre mission (Mt 4,17). Dès le début le christianisme fut un appel au repentir, à la conversion, à un « changement d’esprit » (metanoïa ). Une transformation radicale de tout son mode de vie et de pensée, un renouvellement de l’esprit et des sens, un rejet des actions et des pensées inspirées par le péché, une transfiguration de la personne humaine, voilà les principaux éléments du message du Christ.

Synonyme de repentir est le mot « retour », « faire retour »: « Que chacun revienne de sa mauvaise voie, réformez vos voies et vos œuvres » (Jr 18,11). Se repentir c’est se tourner: se détourner de la vie de péché et retourner à Dieu. Le modèle du repentir est proposé par Jésus-Christ dans sa parabole du fils prodigue (Lc 15,11-24). Après avoir mené une vie de péché dans « un pays lointain », c’est-à-dire dans l’éloignement de Dieu, le fils prodigue, ayant traversé maintes tribulations, rentre en lui-même et décide de retourner chez son Père. Son repentir commence par une conversion (« il rentra en lui-même »), qui se transforme en une décision de faire retour (« Je me lèverai et j’irai »), pour finir par son retour à Dieu (« Il se leva et alla »). Suit une confession (« Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi »), qui aboutit au pardon (« Vite, apportez la plus belle robe »), à l’adoption (« mon fils que voici ») et à la résurrection spirituelle (« il était mort, et il est revenu à la vie »). On voit par là que le repentir est un processus dynamique, un chemin vers Dieu, plutôt qu’une simple prise de conscience de ses péchés.

Dans le sacrement du baptême, tous les péchés du chrétien sont pardonnés. Toutefois, « il n’y a pas d’homme qui vive et ne pèche pas ». Les péchés commis après le Baptême privent la personne humaine de la plénitude de vie en Dieu. D’où la nécessité du « second Baptême », expression utilisée par les Pères de l’Eglise pour désigner le repentir, et faire ressortir l’énergie qu’il possède de purifier, de rénover, et de sanctifier.

Le sacrement de Pénitence est une guérison spirituelle pour l’âme. Tout péché, en fonction de sa gravité, entraîne dans l’âme une légère ou une profonde blessure, parfois une maladie grave, ou même un mal incurable. Pour se maintenir en bonne santé spirituelle, l’être humain doit rendre régulièrement visite à son confesseur, ce médecin de l’âme: « Vous avez péché? Allez à l’église, faites pénitence pour votre péché […]. Il y a ici un médecin, non un juge. Ici, personne n’est condamné, mais chacun reçoit le pardon des péchés », dit saint Jean Chrysostome.

Dès les débuts du christianisme il incomba aux apôtres, puis aux évêques et aux presbytres, de recevoir les confessions et de donner l’absolution. Christ dit aux disciples: « Ce que vous lierez sur terre, sera lié au ciel, ce que vous délierez sur terre, sera délié au ciel » (Mt 18,18). Ce pouvoir de « lier et de délier », transmis aux apôtres, et à travers eux aux évêques et aux prêtres, se traduit dans l’absolution donnée par le prêtre à celui qui se repent au nom de Dieu.

Mais pourquoi est-il nécessaire de confesser ses péchés à un prêtre, à un frère en humanité? N’est-il pas suffisant de tout dire à Dieu et de recevoir de Lui l’absolution? Pour répondre à cette question, il faut se souvenir que dans l’Eglise chrétienne, un prêtre est seulement un « témoin » de la présence et de l’agir de Dieu; ce n’est pas le prêtre qui agit dans les célébrations liturgiques et dans les sacrements, mais c’est Dieu Lui-même. La confession des péchés s’adresse toujours Dieu, et le pardon est toujours donné par Lui. En faisant admettre l’idée de la confession en la présence d’un prêtre, l’Eglise a toujours tenu compte d’un facteur psychologique: on peut ne guère sentir de honte en énumérant seul ses péchés devant Dieu, mais il est toujours embarrassant de les révéler devant un autre être humain. En outre, le prêtre est également un directeur spirituel, un conseiller capable de donner son avis sur la manière d’éviter tels ou tels péchés à l’avenir. Le sacrement de la Pénitence ne se limite pas à une simple confession des péchés. Il sous-entend également des recommandations, parfois des epitimia (sanctions) de la part du prêtre. C’est surtout dans le sacrement de la Pénitence que le prêtre agit en sa capacité de père spirituel.

Si le pénitent cache délibérément tels de ses péchés, soit par un sentiment de honte, soit pour toute autre raison, le sacrement ne sera pas considéré comme valide. Voilà pourquoi, avant d’entrer en matière, le prêtre prévient que la confession doit être sincère et complète: « N’aie pas honte, ni crainte, ne me cache rien […] mais si tu me caches quoi que ce soit, tu pécheras encore plus ». Le pardon des péchés accordé à la fin de la confession est total et couvre tous les péchés. C’est une erreur de croire que ne sont pardonnés que les péchés énumérés durant la confession. Il y a des péchés qui échappent à notre perspicacité, et il y en a certains, parfois en grand nombre, que nous oublions tout simplement. Tous ces péchés sont également lavés par Dieu, pour autant que notre confession est sincère. Sinon une absolution totale ne pourrait jamais être conférée à quiconque, car il est impossible à l’être humain de connaître tous ses péchés et d’être un juge parfait de lui-même.

L’importance de la confession fréquente peut être illustrée par le fait que les pénitents sont rarement capables d’avoir une perception claire de leurs péchés. Certains viennent auprès du prêtre et disent des choses telles que: « Je vis comme tout le monde »; « Je n’ai rien fait de particulier »; « Je n’ai tué personne »; « Il y a des gens pires que moi »; voire « Je n’ai pas de péchés ». A l’opposé, ceux qui viennent régulièrement se confesser découvrent en eux-mêmes un grand nombre de fautes. Ils ont conscience de leurs péchés et s’efforcent d’en être libérés. Il y a une explication très simple à ce phénomène. De même que la poussière et la saleté ne peuvent être perçues qu’à la lumière, et non dans les ténèbres, de même l’être humain ne voit ses péchés que lorsqu’il s’approche de Dieu, la Lumière inapprochable. Plus il se tient à proximité de Dieu, plus clairement ses péchés lui apparaissent. Tant que l’âme continue à être une camera obscura , les péchés restent non connus et par conséquent non guéris.

L’Onction des malades 

Lors de la création l’homme avait un corps léger, pur, incorruptible et éternel. Après la chute, ce corps a perdu ses propriétés, il est devenu matériel, voué à la corruption et à la mort. L’homme « s’est recouvert de vêtements de peaux, sa chair s’est alourdie, et s’est faite porteuse de mort », comme dit saint Grégoire le Théologien. Les maladies ont fait irruption dans sa vie. L’Eglise enseigne que l’origine de toutes les maladies s’enracine dans cet état de péché dans lequel vit l’homme; le péché a investi sa nature, comme un venin diabolique qui le souille et l’empoisonne. Et si la mort est la conséquence du péché (« le péché, étant consommé, produit la mort », Jac 1,15) la maladie occupe une place intermédiaire entre le péché, qu’elle suit, et la mort, qu’elle précède. Bien que toutes les maladies aient des causes les plus diverses, elles ont une racine commune, et c’est la corruptibilité de la nature humaine après la chute. Pour saint Syméon le Nouveau Théologien, « les médecins qui soignent les corps des humains […] sont impuissants à guérir la maladie dominante, congénitale du corps, qui est la corruption; ils s’efforcent par divers moyens de rendre la santé […] au corps, mais celui-ci tombe à nouveau malade ». Pour cette raison, d’après saint Syméon, il est indispensable que l’être humain découvre un médecin authentique, capable de le guérir de la corruption: ce médecin, c’est le Christ.

Au cours de Sa vie terrestre, le Christ a accompli un grand nombre de guérisons. Plus d’une fois Il interrogea ceux qui Lui demandaient Son aide: « Croyez-vous que Je puis le faire? » (Mt 9,28). Tout en guérissant la maladie du corps, Il guérissait l’âme de sa plus effrayante infirmité — l’incroyance. Le Christ pointait du doigt le responsable de tous les maux de l’âme et du corps: le diable; de la femme courbée, il dit que « Satan la tenait liée » (Lc 13,16). Les apôtres et de nombreux saints accomplirent également des guérisons.

Pour soulager les malades il existait, dès les temps apostoliques, un sacrement qui reçut ultérieurement le nom d’Onction des malades. L’apôtre Jacques en parle dans son épître: « Quelqu’un parmi vous est-il malade? Qu’il appelle les anciens de l’Eglise, et que les anciens prient pour lui, en l’oignant d’huile au nom du Seigneur; la prière de la foi sauvera le malade, et le Seigneur le relèvera; et s’il a commis des péchés, il lui sera pardonné » (Jc 5,14-15). De toute évidence il n’est pas ici question de cette onction ordinaire d’huile en usage chez les Hébreux pour ses propriétés guérisseuses, mais d’un sacrement propre à l’Eglise, dans la mesure où la vertu curative n’est pas ici attribuée à l’huile, mais à « la prière de la foi » accomplie par les prêtres.

Dans l’ensemble le sacrement de l’Onction a gardé dans l’Eglise orientale les principaux traits signalés par l’apôtre Jacques: il est concélébré par sept prêtres (dans la pratique il y en a souvent moins, deux ou trois), on lit sept extraits des épîtres et des évangiles, le malade est oint d’huile à sept reprises et il reçoit la prière d’absolution. L’Eglise croit que, conformément aux paroles de l’apôtre Jacques, dans le sacrement de l’Onction les péchés d’un malade sont remis. Cela ne signifie nullement que l’Onction peut se substituer à la confession, elle est d’ordinaire célébrée après la confession et la communion.

Aussi peu fondée est l’opinion selon laquelle, lors de l’Onction, les péchés oubliés, c’est-à-dire non nommés à la confession, sont pardonnés. Comme il a été vu plus haut, la Confession dite avec sincérité, le cœur brisé, dans le désir de s’amender, entraîne une absolution plénière et une justification du pénitent. Considérer l’Onction comme une sorte de complément à la confession contredit le sens et l’intention des deux sacrements. Une telle conception dénaturée de l’Onction peut pousser certaines personnes en parfaitement bonne santé à recourir à elle dans l’espoir d’obtenir l’absolution de péchés oubliés, sinon volontairement tus à la Confession. En pareil cas, les prières pour celui qui « gît sur son lit de maladie » perdent tout leur sens.

La signification du sacrement de guérison — c’est ainsi que l’on peut nommer l’Onction — est encore davantage dénaturée lorsqu’il est perçu comme une « extrême onction », c’est-à-dire un viatique ante mortem . Pareille conception était répandue dans l’Eglise catholique (avant le Concile de Vatican II), d’où elle s’était introduite dans certaines Eglises d’Orient. Il est possible d’avancer, dans ce sens, que l’Onction unit le malade aux souffrances du Christ, ouvre grâce à la maladie une voie de salut et de guérison de la mort spirituelle.

Comme l’enseigne l’Eglise, Dieu s’efforce toujours de tourner le mal en bien, et dans le cas présent la maladie, qui en soit est un mal, se transforme en bien chez l’homme qui à travers elle s’unit au Christ souffrant et ressuscite pour une vie nouvelle. On connaît des cas où la maladie a contraint telle personne à renoncer à sa vie de péché et à s’engager sur la voie du repentir qui mène à Dieu.

Le mariage 

L’amour entre l’homme et la femme est un thème qui tient une grande place dans de nombreux livres des Ecritures. Le Livre de la Genèse, en particulier, nous parle de couples pieux et saints comme Abraham et Sara, Isaac et Rébecca, Jacob et Rachel. La multiplication de leurs descendants témoigne de la faveur spéciale dont ces couples jouissaient de la part du Seigneur. L’amour est exalté dans le Cantique des Cantiques, livre qui, en dépit de toutes les interprétations allégoriques et mystiques de la tradition patristique, garde son sens littéral.

L’attitude même de Dieu envers le peuple d’Israël est assimilée dans l’Ancien Testament aux liens qui unissent un époux avec son épouse. Cette imagerie est amplifiée au point que l’infidélité envers Dieu et l’idolâtrie sont mises en parallèle avec l’adultère et la prostitution. Lorsque saint Paul parle de l’amour conjugal comme de la figure de l’amour existant entre le Christ et l’Eglise (Eph 5,2-33), il développe la même image.

Le mystère du mariage a été institué par Dieu au Paradis. Après avoir créé Adam et Eve, Dieu leur dit: « Soyez féconds et multipliez-vous » (Gn 1,28). Cette multiplication de la race humaine devait se faire par le mariage: « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair » (Gn 2,24). L’union conjugale n’est donc pas un effet de la chute, mais est indissociable de la nature primordiale des êtres humains. Plus tard, le mystère du mariage fut béni par le Seigneur incarné lorsqu’Il changea l’eau en vin aux noces de Cana en Galilée. « Nous déclarons, écrit saint Cyrille d’Alexandrie, qu’Il [le Christ] bénit le mariage selon l’économie (oikonomia ) par laquelle il se fit homme et […] se rendit aux noces de Cana en Galilée ».

A propos du mariage, il y a deux malentendus que la théologie dogmatique orthodoxe devrait rejeter. L’un consiste à dire que le seul but du mariage réside dans la procréation. Quel est, dans ce cas, le sens du mariage pour les couples sans enfants? Leur conseille-t-on de divorcer et de se remarier? Et dans le cas de couples avec enfants, sont-ils réellement censés n’avoir de relations qu’une fois l’an uniquement en vue de la « procréation »? Cela, l’Eglise ne l’a jamais enseigné. A l’inverse, selon saint Jean Chrysostome, des deux raisons qui furent à l’origine de l’institution du mariage, à savoir « amener l’homme à se contenter d’une seule femme et avoir des enfants », c’est la première qui est la plus importante: « Quant à la procréation, le mariage ne l’entraîne pas absolument […] ». De fait, selon la conception orthodoxe, le but du mariage est que l’homme et la femme n’en fassent qu’un, à l’image de la Sainte Trinité, dont les trois personnes sont avant tout unies dans l’amour. Pour citer saint Jean Chrysostome une nouvelle fois: « Lorsque l’homme et la femme s’unissent dans le mariage, ils ne sont plus considérés comme quelque chose de terrestre, mais comme l’image de Dieu Lui-même ». L’amour mutuel des deux partenaires dans le mariage devient créateur et porteur de vie lors de la naissance d’un enfant qui en est le fruit. Tout être humain doit donc être le fruit de l’amour, et la naissance de chacun le résultat de l’amour entre ses parents.

Un second malentendu sur le mariage, consiste à le traiter comme une « concession » à la « faiblesse » humaine: il vaut mieux se marier que de commettre l’adultère. Quelques mouvements sectaires parmi les premiers chrétiens (le montanisme, le manichéisme) défendaient le point de vue selon lequel la sexualité est quelque chose d’impur et de mauvais, tandis que la virginité est le seul état qui convienne aux chrétiens. La tradition orthodoxe réagit avec force contre ce point de vue qui dénaturait l’ascèse et la morale chrétiennes.

Dans le mariage, la personne est transfigurée, elle surmonte sa solitude et son égocentrisme, sa personnalité atteint une plénitude incomparable. Dans cet ordre d’idée, le père Alexandre Eltchaninov, prêtre et théologien orthodoxe éminent de notre temps, décrit le mariage en termes d’«initiation » et de « mystère »; il entraîne « une transformation complète de la personne humaine; une dilatation de la personnalité , des yeux neufs et un sentiment nouveau de la vie, une manière de naître au monde dans une plénitude nouvelle ». Dans l’union conjugale il y a à la fois l’accomplissement de deux personnalités et la venue du fruit de leur amour, l’enfant, qui mue la dyade en triade.

Le Christ est l’Hôte qui assiste à chaque mariage chrétien et qui conduit la cérémonie dans l’Eglise. Le rôle du prêtre n’est pas tant de représenter mais plutôt de présenter le Christ et de révéler Sa présence, comme c’est le cas dans les autres sacrements. Le récit des noces à Cana en Galilée est lu au cours de la célébration du mariage pour attester que celui-ci est le miracle de la transformation de l’eau en vin, c’est-à-dire de la routine de la vie quotidienne en une fête renouvelée chaque jour, une célébration perpétuelle de l’amour de l’un pour l’autre.

Le sacrement de l’ordre

Par « sacrement de l’ordre » on entend un ensemble de trois rites dont chacun constitue un tout en lui-même, l’ordination au rang d’évêque, de prêtre et de diacre.

Dans la tradition de l’Eglise orthodoxe, l’évêque est choisi parmi ceux qui se vouent à la vie monastique. Dans l’Eglise primitive, il y avait des évêques mariés. L’apôtre Paul dit que « l’évêque doit être irréprochable, mari d’une seule femme » (I Tim 3,2). D’ailleurs dès les premiers siècles, la préférence se portait sur les hommes non mariés. Parmi les célèbres Pères du IVe siècle, seul saint Grégoire de Nysse avait une femme, alors que les saints Athanase le Grand, Grégoire le Théologien, Basile le Grand, Jean Chrysostome, et bien d’autres encore étaient des moines. Prêtres et diacres peuvent être soit des moines, soit des hommes mariés, à condition qu’ils aient contracté leur mariage avant d’accéder au sacerdoce, et qu’il s’agisse d’un premier mariage, les hommes remariés n’étant pas admis au service de l’autel.

Depuis les temps apostoliques, le sacrement de l’ordre est conféré par l’imposition des mains (en grec: heirotonia ). Selon la règle canonique, prêtres et diacres reçoivent l’imposition des mains d’un évêque, et celui-ci de plusieurs évêques, pas moins de deux ou trois. Ce sacrement se célèbre au cours de la liturgie, pour l’évêque après le « Trisagion » (Saint Dieu), pour le prêtre après la Grande Entrée, pour le diacre après le Canon eucharistique. Le sacre d’un évêque se distingue par une solennité particulière; il est précédé du rite de l’imposition du nom, au cours duquel l’ordinand prête serment et fait profession de foi. Au cours de la liturgie il est introduit dans le sanctuaire par les portes royales, et fait trois fois le tour de l’autel en baisant ses angles, pendant que l’on chante les tropaires du Mariage. L’ordinand se met à genoux près de l’autel, les évêques co-célébrants lui imposent les mains pendant que l’évêque qui préside (le patriarche) lit la prière de la consécration: « La grâce divine qui toujours guérit les faiblesses et supplée aux déficiences, désigne l’archimandrite très aimé de Dieu N… pour être évêque. Prions donc pour lui, afin que vienne sur lui la grâce du très Saint Esprit ». Pendant que l’on chante lentement « Kyrie eleison » (Seigneur aie pitié), l’évêque qui préside lit les prières de l’épiclèse (demande du Saint-Esprit) sur celui qui est consacré. Ensuite le nouvel évêque est revêtu des ornements épiscopaux. Le peuple proclame « axios » (« il est digne »). A la fin de la liturgie, l’évêque reçoit la crosse comme symbole de son pouvoir pastoral.

L’ordination d’un prêtre et d’un diacre se déroule dans le même ordre: l’ordinand est introduit dans le sanctuaire, fait trois fois le tour de l’autel, et s’agenouille (sur un seul genou pour le diacre), l’évêque lui impose les mains et prononce les prières de la consécration, avant de le revêtir des ornements sacerdotaux au chant de « axios ».

Le chant des tropaires tirés du sacrement du Mariage et le triple contournement de l’autel ont une dimension profondément symbolique qui signifie l’engagement de l’évêque ou du prêtre dans des liens de type conjugal avec son troupeau, à l’instar de celui du fiancé avec sa fiancée. L’Eglise antique ignorait la pratique largement répandue aujourd’hui du transfert d’un évêque d’un diocèse à un autre, ou d’un prêtre d’une paroisse à une autre. La règle était de nommer à vie un évêque à la tête d’un diocèse. Le patriarche de Constantinople, par exemple, était choisi non point parmi les évêques de l’Eglise d’Orient, mais parmi les prêtres, voire dans certains cas parmi les laïcs.

L’Eglise accorde une signification exceptionnelle au sacrement de l’ordre, grâce auquel le peuple de Dieu gagne un nouveau pasteur. En dépit de toutes les notions, parfaitement justifiées, que l’on peut avoir du sacerdoce royal de tous les chrétiens, l’Eglise orthodoxe sait par expérience l’énorme différence qu’il peut y avoir entre un prêtre ordonné à qui l’on a confié la célébration des sacrements et le service liturgique, à qui fut donné par Dieu le pouvoir de « lier et de délier », et un simple laïc.

Les fidèles orthodoxes ont un comportement empreint d’une profonde piété en face d’un prêtre, porteur de la grâce du Christ: en recevant sa bénédiction ils lui baisent la main, comme si c’était la main du Christ, car sa bénédiction vient non de sa propre force, mais de la force de Dieu. Cette conscience de la sainteté et de la dignité de la charge pastorale s’est affaiblie dans les autres confessions, au point que dans certaines dénominations protestantes le pasteur se distingue des laïcs par le seul fait qu’il a une « licence to preach » (« le droit de prêcher à l’église »).

Le monachisme 

Le rite de la tonsure monastique, on l’a vu est mis au rang des sacrements par Denys l’Aréopagite, saint Théodore le Studite, et d’autres auteurs anciens. Dans le rite lui-même il est également appelé sacrement. Comme le Baptême, la tonsure monastique est une mort à la vie ancienne et une naissance à une existence nouvelle; comme la Chrismation, elle est le sceau de l’élection; comme le Mariage, elle est l’alliance avec le fiancé céleste, le Christ; comme l’Ordre, elle est la consécration au service de Dieu; comme l’Eucharistie, elle est l’union au Christ. A l’instar du Baptême, l’homme reçoit à la tonsure un nom nouveau et tous ses péchés lui sont pardonnés, il renonce à une vie adonnée au péché et fait vœu de fidélité au Christ, il se dépouille des vêtements de ce monde pour revêtir un habit neuf. Né une deuxième fois, il se fait volontairement petit enfant pour croître à « l’état d’homme fait, à la mesure de la stature parfaite du Christ » (Eph 4,13).

Dans sa visée profonde, le monachisme est une imitation de la vie du Christ. Le Christ de l’Evangile nous révèle l’idéal du parfait moine: Il n’est pas marié, donc libre de tous liens familiaux, Il n’a pas de toit au-dessus de sa tête, Il erre, vit dans une pauvreté volontairement assumée, jeûne, passe des nuits en prière. Le monachisme est un effort pour se rapprocher de cet idéal autant que faire se peut, une aspiration à la sainteté, un élan vers Dieu, un refus de tout ce qui retient sur terre et empêche de s’élever vers le ciel.

« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel. Puis viens, et suis-moi », dit le Christ au jeune homme riche (Mt 19,21). « Si quelqu’un veut venir après Moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdre, mais celui qui perdra sa vie à cause de Moi la trouvera », dit le Christ à Ses disciples (Mt 16,24-25). « Celui qui aime son père ou sa mère plus que Moi, n’est pas digne de Moi » (Mt 1,37). Ces paroles du Sauveur contiennent toute la « philosophie » du monachisme. Il est destiné à ceux qui veulent être parfaits, suivre le Christ, Lui donner leur âme, et amasser un trésor dans les cieux. De même qu’un marchand après avoir trouvé une perle de grand prix, est prêt à se défaire de tous ses biens pour l’acquérir, de même le moine renonce au monde entier pour acquérir le Christ.

Le monachisme s’est vraisemblablement implanté au sein de l’Eglise dans les temps très reculés, mais il devint un phénomène de masse au IVe siècle, lorsque cessèrent les persécutions contre les chrétiens. Si autrefois la foi exigeait que l’on fasse des prouesses et des sacrifices, que l’on soit prêt au martyre, désormais le christianisme devient une religion d’état, et les amateurs de prouesses, avides d’afflictions et de privations, aspirant à passer par la « porte étroite », se ruent au désert, pour y créer « un état dans l’état ». Les déserts naguère stériles d’Egypte, de Palestine, de Syrie, se peuplent de moines qui y fondent des villes:

Aux IVe-Ve siècles existaient trois formes de vie monastique: communautaire, érémitique, semi-érémitique. Dans les monastères cénobitiques (communautaires) tous vivaient ensemble, et se rendaient plusieurs fois par jour à l’église pour les offices. Les ermites vivaient chacun dans la solitude, et se rencontraient à l’église seulement le dimanche pour communier aux Saints Dons. Dans la forme moyenne, les moines vivaient en petits groupes de deux ou trois.Aujourd’hui, dans l’Eglise russe, les monastères cénobitiques sont les plus nombreux. Sur le Mont Athos les trois types de monachisme se sont conservés.

Les trois principaux vœux monastiques sont l’obéissance, la pauvreté et la chasteté. L’obéissance est un renoncement volontaire à sa volonté devant Dieu, devant les anciens, devant tout homme. L’obéissance du moine à Dieu, c’est l’écoute de Sa volonté, de Son dessein sur l’homme, dans une confiance illimitée en Lui et une aspiration à Lui être soumis en toutes choses. Un grand nombre de maux qui affligent l’être humain proviennent de son ambition à tout faire à son idée, à rebâtir le monde qui ne répond pas à l’image que l’on aimerait avoir de lui, à remodeler les hommes parce que trop éloignés de la perfection que l’on attend d’eux. Or le moine accueille avec reconnaissance toutes choses comme elles viennent. Avec une joie égale il apprend à recevoir de la main de Dieu la consolation comme l’affliction, la santé comme la maladie, les hommes bons comme les mauvais. Cette manière d’être lui permet de se forger un monde intérieur propre que rien ne saurait troubler, d’entretenir une joie inépuisable en Dieu, qu’aucune circonstance extérieure ne saurait assombrir. « Gloire à Dieu pour tout », disait un saint Jean Chrysostome privé de sa chaire épiscopale, exilé de sa patrie et mourant dans d’atroces souffrances sur une terre étrangère. A l’instar du Christ qui « S’est humilié Lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix » (Phi 2,8), le moine s’efforce d’obéir à Dieu dût-il aller jusqu’à la mort et la croix.

La pauvreté est un dépouillement volontaire, la renonciation à toute possession terrestre. Cela ne signifie pas que le moine ne doit rien détenir, ni objets, ni rien qui puisse lui apporter quelque réconfort sur terre, mais qu’il ne doit avoir aucun attachement passionné à quoi que ce soit. Ayant abdiqué intérieurement toute idée de richesse, libre de toute inclination, son âme devient d’une légèreté évangélique.

Le mot « chasteté » n’est pas synonyme de célibat. La chasteté — du latin castus , pur — en tant qu’intégrité, en tant que vie selon les commandements de l’Evangile, en tant qu’abstention des satisfactions voluptueuses des désirs de la chair, est nécessaire à la vie conjugale. La chasteté monastique, qui inclut le célibat comme l’un de ses éléments constitutifs, est une concentration de l’être tout entier sur Dieu, le désir de vérifier chaque geste, chaque pensée, chaque frémissement de l’âme avec l’esprit et la lettre de l’Evangile.

Dans la vie monastique le célibat est une forme d’existence supra-naturelle. La solitude est une incomplétude, une carence, qui dans la vie conjugale peut être surmontée grâce à la vie commune avec un conjoint. Les moines épousent Dieu Lui-même. Le monachisme n’est donc pas l’inverse du mariage, il se présente plutôt comme une sorte d’union conjugale, qui ne concernerait point deux êtres humains, mais serait l’union d’une personne avec Dieu. « Lorsque l’amour est partagé entre le monde et le Christ, il est faible; mais il est fort lorsqu’il est orienté vers l’Unique », dit saint Grégoire le Théologien. Au cœur même de la conjugalité et du monachisme il y a l’amour, seul diffère l’objet de cet amour. Nul ne peut devenir moine si son amour pour Dieu n’est pas profond et ardent au point de ne désirer le voir reposer en personne d’autre qu’en Lui.

Le rite de la tonsure est célébré dans l’église par l’évêque ou par le supérieur du monastère. Le tonsuré a été préalablement dépouillé de ses vêtements, on le revêt d’une longue chemise blanche tombant jusqu’aux pieds, dans laquelle il se présente devant l’higoumène. Le futur moine prononce les vœux et écoute une exhortation de l’higoumène, ensuite ce dernier lui tond symboliquement les cheveux et le revêt du froc noir monastique. Tous les frères du monastère s’approchent du nouveau tonsuré et lui demandent: « Quel est ton nom, frère? » Durant une ou plusieurs nuits le moine reste dans l’église, où il lit le Psautier et l’Evangile.

Les Pères de l’Eglise avaient conscience que la transfiguration du monde et le bonheur des humains dépendent moins des conditions extérieures de la vie que des modalités de la vie intérieure des hommes. Un authentique renouvellement du monde n’est possible que dans le domaine de la vie spirituelle. Ainsi, ni le Christ, ni les apôtres, ni les Pères de l’Eglise n’ont revendiqué des changements dans le domaine social; par contre, ils engageaient chaque être humain en particulier à passer par une transformation spirituelle intérieure. Les moines ne cherchent pas à améliorer le monde. Ils essaient de se rendre eux-mêmes meilleurs afin que le monde puisse être transformé de l’intérieur. « Sauve-toi toi-même et des milliers autour de toi seront sauvés », dit saint Séraphim de Sarov. Ces mots désignent le but ultime du monachisme et du christianisme pris globalement. Inutile de dire que le monachisme n’est pas le seul moyen de « faire son salut », ni même le meilleur ni le plus commode pour y parvenir. A l’instar du mariage et du sacerdoce, c’est un des moyens qui peuvent mener un homme au salut ou à la déification, à condition de persévérer jusqu’au bout du chemin.

La fin de l’histoire humaine 

L’Evangile contient des indications claires sur la venue, un jour, de la fin du monde matériel. Le Christ parle de Son avènement et des signes précurseurs des derniers temps:

« Prenez garde que personne ne vous séduise. Car plusieurs viendront sous mon nom, disant: C’est moi qui suis le Christ. Et ils séduiront beaucoup de gens. Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres: gardez-vous d’être troublés, car il faut que ces choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre un royaume, et il y aura, en divers lieux, des famines et des tremblements de terre. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs […]. Alors aussi plusieurs succomberont, et ils se trahiront, se haïront les uns les autres. Plusieurs faux prophètes s’élèveront, et ils séduiront beaucoup de gens. Et, parce que l’iniquité se sera accrue, l’amour du plus grand nombre se refroidira. Mais celui qui persévèrera jusqu’à la fin sera sauvé. Cette bonne nouvelle du royaume sera prêchée dans le monde entier, pour servir de témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin […]. Et, si ces jours n’étaient abrégés, personne ne serait sauvé; mais, à cause des élus, ces jours seront abrégés. Si quelqu’un vous dit alors: le Christ est ici, ou: Il est là, ne le croyez pas. Car il s’élèvera de faux christs et de faux prophètes; ils feront de grands prodiges et des miracles, au point de séduire, s’il était possible, même les élus […]. Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors le signe du Fils de l’homme paraîtra dans le ciel, toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et une grande gloire […]. Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait, ni les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul […]. Veillez donc puisque vous ne savez pas quel jour votre Seigneur viendra » (Mt 24,4-8,1-13,22-24, 29-3,36,42).

Les apôtres parlent de la seconde venue du Christ en termes non moins clairs. La foi en l’imminence de cette venue était très forte dans les premiers temps du christianisme; « L’avènement du Seigneur est proche », dit l’apôtre Jacques (5,8). « La fin de toutes choses est proche », dit l’apôtre Pierre (I,4,7). Il écrit ceci sur l’irruption soudaine du dernier jour: « Le jour du Seigneur viendra comme un voleur; en ce jour, les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée […]. Mais nous attendons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre, où la justice habitera » (II P 3,1,13).

L’apôtre Paul abonde dans ce sens: « Pour ce qui est des temps et des moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive. Car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit. Quand les hommes diront: “Paix et sûreté! alors une ruine soudaine les surprendra […].Ne dormons donc point comme les autres, mais veillons et soyons sobres » (I Th 5,1-3,6).

Tels sont quelques uns des principaux passages du Nouveau Testament relatifs à la seconde venue du Christ et aux temps qui la précèderont immédiatement. L’enseignement qui s’en dégage peut être résumé de la manière suivante. D’abord, le « Jour du Seigneur » arrivera à l’improviste. Ensuite, à la veille de ce jour, le monde sera soumis à une période d’agitation sociale, de désastres naturels, de guerres, et de persécutions des chrétiens. Troisièmement, une foule de pseudo-prophètes et de pseudo-christs feront leur apparition en prétendant être le Christ et en abusant un grand nombre de gens. Ensuite arriveront les Antéchrists qui jouiront d’une influence et d’un pouvoir très grands sur la terre. Enfin, le pouvoir de l’Antéchrist sera détruit par le Christ.

On peut noter le rôle hautement significatif de l’Antéchrist au moment où l’histoire va se clore. De fait, ce sont ses entreprises, dirigées contre le Christ et contre l’Eglise, qui vont mener le monde à son achèvement. Qui dont est cet Antéchrist? Tout au long de l’histoire, nombreux furent ceux qui s’essayèrent à décrire ses traits caractéristiques et à prédire l’ère de son avènement. Certains voyaient en lui un grand chef religieux, une sorte d’anti-dieu acharné à substituer une pseudo-religion à la vraie foi: il voulait contraindre les hommes à croire en lui et non pas dans le Christ. D’autres voyaient en lui un grand chef politique , une sorte de demi-dieu qui établirait son pouvoir sur la terre entière.

Nombreux sont ceux dont l’attention a été sans cesse et particulièrement attirée par la figure de l’Antéchrist. Paradoxalement, certains chrétiens semblent davantage intéressés par l’avènement de l’Antéchrist que par la victoire finale du Christ sur lui. L’eschaton est souvent perçu comme le royaume de la peur, celle d’une catastrophe et d’une dévastation imminentes et universelles. La fin du monde n’est pas attendue avec impatience, comme dans le christianisme ancien, elle est plutôt redoutée, et l’on frémit à son horreur.

A l’inverse, le Nouveau Testament et l’eschatologie des Pères sont pleins d’assurance et d’espoir, leur pivot central est le Christ et non l’Antéchrist. Lorsque les apôtres parlent dans leurs épîtres de l’imminence de la seconde venue du Christ, ils le font en débordant d’enthousiasme et d’espérance. L’imminence de la seconde venue ne soulevait guère leur intérêt; il leur était plus important de vivre constamment dans le sentiment de la présence du Christ (le mot grec pour « venue », parousia , signifie également « présence »). La première Eglise vivait non dans la peur de l’avènement de l’Antéchrist, mais dans l’attente jubilante de la rencontre avec le Christ à la consommation de l’histoire du monde. Les « derniers temps » eschatologiques débutent au moment même de l’incarnation du Fils de Dieu et se prolongeront jusqu’à Sa seconde venue. Le « mystère d’iniquité » dont parle saint Paul « agit déjà » (II Th 2,7), il se révèlera de plus en plus clairement dans l’histoire. A mesure que le mal sera démasqué, l’humanité s’activera pour se préparer intérieurement avec ardeur à rencontrer Son Sauveur. Le combat entre le Christ et l’Antéchrist s’achèvera avec la glorieuse victoire du premier. Le regard des chrétiens est dirigé vers cette victoire, non vers le temps des troubles qui la précèdera, un temps qui, en fait, a déjà commencé et peut durer encore longtemps.

La fin du monde signifie la libération de l’humanité du mal, des souffrances et de la mort, et sa transformation pour se porter vers un autre mode d’existence dont la nature nous reste encore inconnue. Saint Paul parle en ces termes de cette issue glorieuse de l’histoire des hommes:

« Voici, je vous dis un mystère: nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette. La trompette sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons changés. Car il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité. Lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, alors s’accomplira la parole qui est écrite: « La mort a été engloutie dans la victoire » (I Co 15,51-54).

La mort et la résurrection 

« La mort est un grand mystère, dit saint Ignace Briantchaninov. C’est la naissance de la personne humaine de la vie éphémère à l’éternité ». Le christianisme ne considère pas la mort comme un aboutissement, la mort est au contraire le commencement d’une vie nouvelle, dont la vie terrestre ne constitue qu’une préparation. L’être humain fut créé pour la vie éternelle, au Paradis il se nourrissait de « l’arbre de la vie » et il était immortel. Après la chute, toutefois, l’accès à « l’arbre de la vie » fut fermé, et l’homme, soumis au temps, devint mortel. Selon certains auteurs, l’humanité fut condamnée à la mort parce que le commandement de Dieu avait été transgressé. D’autres tiennent que la mort fut rendue nécessaire afin de libérer les êtres humains du péché et de leur ouvrir, à travers la mort, la voie de l’immortalité.

Qu’arrive-t-il aux âmes après la mort? Selon l’enseignement traditionnel de l’Eglise orthodoxe, les âmes ne quittent pas la terre immédiatement après leur séparation d’avec les corps. Durant trois jours elles restent à proximité de la terre pour visiter les lieux qu’elles fréquentaient. De leur côté les vivants font preuve d’égards particuliers envers les âmes des défunts en élevant des prières et en célébrant des services funèbres en souvenir d’eux. Au cours de ces trois jours, les vivants ont une tâche personnelle à accomplir, qui est de se réconcilier avec les morts, leur pardonner et demander leur pardon.

Les trois jours une fois écoulés, les âmes des défunts montent vers le Juge pour comparaître devant le tribunal qui les attend. Les âmes des justes sont emportées par les anges jusqu’au seuil du Paradis, appelé « sein d’Abraham », où elles resteront en attente du Jugement dernier. Quant aux pécheurs, ils se trouvent « en Enfer », « dans les tourments » (Lc 16,22-23). Mais la séparation finale entre les sauvés et les damnés se fera réellement au Jugement dernier lorsque « plusieurs de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveilleront, les uns pour la vie éternelle, et les autres pour l’opprobre, pour la honte éternelle » (Dn 12,2). Jusqu’au Jugement dernier les âmes des justes anticipent la joie du Paradis, alors que les âmes des pécheurs anticipent les tourments de la géhenne.

Selon de nombreux Pères de l’Eglise, le corps nouveau sera immatériel et incorruptible, tel le corps du Christ après Sa résurrection. Néanmoins, comme le remarque Grégoire de Nysse, il existera toujours une affinité entre le nouveau corps immatériel et celui qu’un homme avait possédé dans sa vie terrestre. Grégoire en voit la preuve dans la parabole de l’homme riche et de Lazare: le premier, en enfer, n’aurait pas reconnu le second si des marques physiques ne s’étaient pas conservées pour permettre une identification réciproque. Il y a ce que Grégoire nomme le « sceau » du corps antérieur imprimé dans l’âme. L’aspect du nouveau corps incorruptible portera quelque ressemblance avec l’ancien corps matériel. Saint Grégoire soutient également que le corps incorruptible après la résurrection ne portera aucune des marques de la corruption qui caractérisaient le corps matériel, telles que la mutilation, la vieillesse, etc. Immédiatement après la résurrection générale, viendra le Jugement dernier, où sera prise la décision finale concernant ceux qui seront dignes du Royaume du ciel, et ceux qui seront condamnés aux tourments de l’enfer. Avant le Jugement dernier, ceux qui gisent en enfer auront la possibilité d’obtenir leur libération, mais après, cette possibilité leur sera enlevée.

Le Jugement dernier 

Au moment de la mort l’âme sort du corps et accède à une autre modalité d’être, toutefois elle ne perd ni la mémoire, ni l’aptitude à réfléchir et à sentir. En outre, elle se rend dans un autre monde accablée par le poids de sa responsabilité pour la vie qu’elle a menée, et dont elle garde le souvenir.

L’enseignement chrétien sur le Jugement dernier, auquel personne ne peut échapper, est fondé sur l’idée que toutes les actions bonnes et mauvaises accomplies par l’homme laissent une trace dans l’âme, et qu’il faudra rendre des comptes pour tout devant le Bien absolu auprès duquel ne peuvent subsister aucun mal ni aucun péché.Le Royaume de Dieu est incompatible avec le péché: « Il n’entrera chez elle (la ville) rien de souillé, ni personne qui se livre à l’abomination et au mensonge; il n’entrera que ceux qui sont écrits dans le livre de vie de l’Agneau » (Ap 21,27). Toute action mauvaise dont l’homme ne s’est pas repenti en confession avec une totale sincérité, tout péché resté caché, toute impureté de l’âme, toutes ces choses seront manifestées au grand jour lors du Jugement dernier: « Car il n’est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être mis au jour », dit le Christ (Mc 4,22).

La parabole du Christ sur le Jugement dernier montre que ce Jugement sera pour beaucoup le moment où les voiles tomberont de leurs yeux: ceux qui étaient convaincus d’être sauvés se trouveront brutalement sous le coup d’une réprobation, et ceux qui, peut-être, n’avaient pas rencontré le Christ dans leur vie terrestre (« Quand T’avons-nous vu? »), mais avaient témoigné de la compassion envers leur prochain, obtiendront le salut. Dans la parabole du Jugement dernier, le roi ne demande pas aux hommes s’ils avaient été assidus à l’église, s’ils avaient observé les jeûnes, s’ils avaient prié des heures durant, mais il demande comment ils se comportaient envers leurs prochains, les « plus petits de Ses frères ». Les œuvres de miséricorde qui auront été accomplies, ou ne l’auront pas été durant la vie serviront de principal critère lors du Jugement. Le Jugement dernier s’appliquera à tous, croyants ou incroyants, chrétiens ou païens. Mais si les chrétiens seront jugés selon l’Evangile, les païens, eux, le seront selon « la loi de leur conscience inscrite dans leur cœur » (Rm 2,15).

On trouve d’ailleurs dans le Nouveau Testament des indications d’après lesquelles tous les hommes comparaîtront au Jugement en entendant la bonne nouvelle du Christ, même ceux qui n’auraient pas connu le Christ dans la vie terrestre. L’apôtre Pierre dit que le Christ, après Sa résurrection, est descendu aux enfers pour y prêcher auprès des pécheurs qui aux jours de Noé avaient péri dans les eaux du déluge:

« Christ aussi a souffert une fois pour les péchés, Lui juste pour des injustes, afin de nous amener à Dieu; Il a été mis à mort quant à la chair, et rendu vivant quant à l’Esprit, dans lequel aussi Il est allé prêcher aux esprits en prison, qui autrefois avaient été incrédules, lorsque la patience de Dieu se prolongeait, aux jours de Noé, pendant la construction de l’arche, dans laquelle un petit nombre de personnes, c’est-à-dire huit, furent sauvées de (mot à mot “par le moyen de”, “à travers”) l’eau. Cette eau était une figure du baptême […] qui maintenant vous sauve par la résurrection de Jésus-Christ » (I P 3,18-21).

Si le Christ a prêché aux enfers, sa prédication s’adressait-elle à tous ceux qui gisaient là-bas, ou seulement aux élus? D’après Tertullien et quelques autres commentateurs, le Christ n’a prêché qu’aux hommes pieux et justes de l’Ancien Testament, qui languissaient en enfer dans l’attente de leur libération. Selon une autre interprétation la prédication du Christ s’étendait à tous ceux qui étaient en enfer, et parmi eux, à ceux qui avaient vécu dans le monde païen en dehors de la vraie foi. Telle est l’opinion de Clément d’Alexandrie.

N’y a-t-il pas dans ces paroles une réponse à la question de savoir si le salut peut être accordé aux non-baptisés et aux incroyants? L’Eglise croit fermement que en dehors du Christ, en dehors du baptême et de l’Eglise, le salut est impossible . Néanmoins tous ceux qui sur terre n’ont pas connu le Christ ne perdent pas toute possibilité de se libérer de l’enfer, puisque même en enfer résonne la prédication de l’Evangile. En créant l’homme libre, Dieu a pris sur Lui la responsabilité de son salut, et ce salut a déjà été accompli par le Christ. Celui qui repousse consciemment le Christ et Sa prédication fait un choix en faveur du diable et devient l’instrument de sa propre condamnation: « Celui qui ne croit pas est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu » (Jn 3,18). Comment pourrait être condamné celui qui, d’une façon générale, n’a pas entendu l’Evangile? « Supposez, dit Clément d’Alexandrie, qu’avant la venue du Christ l’Evangile n’ait point été prêché aux morts: il en résulterait alors qu’aussi bien le salut que la condamnation seraient d’une criante injustice ». De même à ceux qui sont morts après la venue du Christ et n’ont pas reçu la prédication de l’Evangile on ne peut imputer ni la foi, ni l’incroyance. Voilà pourquoi le Christ annonce la Bonne Nouvelle en enfer afin que chaque être humain créé par Lui puisse faire un choix en faveur du bien ou du mal et, conformément à ce choix se sauver ou être condamné au châtiment.

Qu’est-ce que l’enfer? 

« Mes pères et mes maîtres, je demande: qu’est-ce que l’enfer? Je le définis ainsi: la souffrance de ne plus pouvoir aimer ». Ainsi s’exprime le starets Zossime, le fameux moine de Dostoïevski dans Les frères Karamazov.

Pourquoi l’enfer? La question revient souvent. Pourquoi Dieu condamne-t-il des hommes à la damnation éternelle? Comment l’image d’un Dieu Juge peut-elle se concilier avec le message du Nouveau Testament d’un Dieu qui est amour? Saint Isaac le Syrien répond à ces questions de la manière suivante: il n’est personne qui puisse être privé de l’amour de Dieu, il n’est point de lieu où cet amour n’est pas; celui qui choisit délibérément le mal au lieu du bien se prive lui-même de la miséricorde de Dieu. Le même amour Divin qui est une source de félicité et de consolation pour les justes au paradis, devient une source de tourment pour les pécheurs, dans la mesure où ils ne peuvent y avoir part et lui sont étrangers.

Dieu donc ne soumet pas impitoyablement quelqu’un aux tourments, mais plutôt celui-là même qui choisit le mal doit en supporter plus tard les conséquences. Certains hommes refusent délibérément de suivre la voie de l’amour, ils font le mal, causent du tort à leur prochain: eux-mêmes seront incapables de se réconcilier avec l’Amour Suprême lorsqu’ils se trouveront face à face avec lui. Celui qui, sur terre, vit hors de l’amour, ne pourra, lorsqu’il se séparera de son corps, être dans l’amour. Il se trouvera dans « la vallée de l’ombre de la mort » (Ps 23,4), dans « les ténèbres » et « la terre de l’oubli » (Ps 88,13) dont parle le psalmiste. Jésus nomme ce lieu, ou plutôt ce mode d’être de l’âme après la mort, « les ténèbres extérieures » (Mt 22,13) et « le feu de la géhenne » (Mt 5,22).

Il faudrait remarquer que la notion d’enfer a été faussée par les images grossières et matérielles que projetait sur elle la littérature médiévale en Occident. On se souvient de Dante et de sa description minutieuse des tourments et des châtiments subis par les pécheurs. L’eschatologie chrétienne devrait se libérer de cette imagerie, qui renvoie à une conception catholique médiévale de la Novissima avec sa « pédagogie de la peur » et son insistance sur la nécessité de la satisfaction et de la punition. « Le Jugement dernier » de Michel-Ange, dans la Chapelle Sixtine, représente le Christ précipitant dans l’abîme tous ceux qui osèrent s’opposer à Lui. « Assurément, ce n’est pas ainsi que je vois le Christ, dit l’archimandrite Sophrony. …Naturellement le Christ doit être au centre, mais un Christ différent, plus en harmonie avec la révélation qui nous a été donnée de Lui, un Christ au pouvoir immense donné par le pouvoir de l’humble amour ».  Si Dieu est amour, Il doit être plein d’amour même à l’heure du Jugement dernier, même quand Il énonce Son jugement et prononce une condamnation à mort.

Pour un orthodoxe, les notions d’enfer et de tourments éternels sont indissociables du mystère révélé dans les offices liturgiques de la Semaine Sainte et de Pâques, le mystère du Christ descendu aux enfers et libérant ceux qui y étaient détenus sous la tyrannie du mal et de la mort. L’Eglise enseigne qu’après Sa mort sur la croix, le Christ est descendu dans les abîmes pour terrasser l’enfer et la mort, et détruire le royaume hideux du diable. De même que le Christ avait sanctifié le Jourdain, saturé des péchés de l’homme, en faisant irruption dans ses flots, de même en faisant irruption dans l’enfer Il l’embrasa entièrement de Sa présence de lumière. Incapable de supporter cette incursion de la sainteté, l’enfer capitula: « En ce jour l’enfer gémit et s’écrie: Il aurait mieux valu que je ne reçoive pas le Fils de Marie, car en pénétrant dans mon domaine, Il a détruit mon pouvoir. Il a brisé les portes d’airain, et ces âmes, jadis mes prisonnières, Il les a ressuscitées, car Il est Dieu […] » (Vêpres du Samedi Saint, Triode de Carême).

Selon saint Jean Chrysostome: « L’enfer s’emplit d’amertume, quand en bas il T’a rencontré. Il s’emplit d’amertume, car il fut aboli. Il s’emplit d’amertume, car il fut joué. Il s’emplit d’amertume, car il a été détruit. Il s’emplit d’amertume, car il fut dépouillé. Il s’emplit d’amertume, car il fut lié ». Cela ne signifie pas qu’à la suite de la descente du Christ en enfer, celui-ci a été aboli. Il continue d’exister, tout en étant déjà condamné à mort.

« Un nouveau ciel et une nouvelle terre »

Le Paradis n’est pas un lieu, mais plutôt un état de l’âme. Tout comme l’Enfer est une souffrance engendrée par l’impossibilité d’aimer, le Paradis est la félicité née de l’abondance de l’amour et de la lumière. Celui qui a été uni au Christ adhère pleinement au Paradis. Le mot grec paradeisos signifie à la fois l’Eden, où fut placé l’homme originel, et les temps à venir où ceux qui ont été rachetés et sauvés par le Christ jouiront d’une béatitude éternelle. Elle peut également s’appliquer à l’étape finale de l’histoire humaine lorsque toute la création sera transformée et que Dieu sera « tout en tous ». La béatitude du Paradis, dans la tradition chrétienne, se nomme également « Royaume des cieux », « vie du monde à venir », « huitième jour », « ciel nouveau », « Jérusalem céleste ».

La littérature hagiographique et patristique fourmille de descriptions du Paradis, dont certaines sont hautement pittoresques, et se chargent d’arbres, de fruits, d’oiseaux, de villages, etc. Des saints byzantins, comme André Fol-en-Christ et Théodora furent « ravis au troisième ciel » (II Co 12,2) et à leur retour décrivirent ce qu’ils avaient vu là-bas. Cependant leurs biographes font ressortir que les mots humains ne peuvent rendre compte d’une participation au divin que jusqu’à un certain point. La notion de Paradis, comme celle d’Enfer, doivent être détachées des images matérialistes avec lesquelles elles sont habituellement liées. En outre l’idée des « nombreuses demeures » (Jn 14,2) ne doit pas être prise trop à la lettre: les « demeures » ne sont pas des lieux, mais plutôt divers degrés d’intimité avec Dieu. Comme l’explique saint Basile, « certains seront honorés de plus grands privilèges par Dieu, d’autres en recevront moins car une étoile diffère en éclat d’une autre étoile  (I Co 15,41). Et de même qu’il y a de nombreuses demeures  chez le Père, certains reposeront dans un état de suprême élévation, alors que d’autres seront dans un état inférieur ». Selon saint Syméon, toutes les images associées au Paradis, pièces ou demeures, bois ou champs, rivières ou lacs, oiseaux ou fleurs ne sont que les différents symboles de la béatitude dont le centre n’est autre que le Christ Lui-même.

Saint Grégoire de Nysse avance une idée similaire sur Dieu, comme le seul et complet délice du Royaume des cieux. Il se substitue Lui-même à tous les plaisirs éphémères de la vie mortelle: « …Tout en menant notre vie selon des modes variés et nombreux, il y a une foule de choses auxquelles nous avons part, telles que le temps, l’air, le lieu, la nourriture et la boisson, les vêtements, le soleil, la clarté d’une lampe, et bien d’autres nécessités de la vie dont pas une ne s’identifie à Dieu. La béatitude, objet de notre attente, n’en a que faire, et la divine nature deviendra tout pour nous et remplacera toutes choses, en se chargeant elle-même en bonne et due forme de toutes les nécessités de cette vie […] ».

Ainsi, selon saint Grégoire et d’autres pères de l’Eglise, l’issue finale de notre histoire sera pleine de gloire et de magnificence. Après la résurrection universelle et le Jugement dernier, Dieu sera au centre de tout, et rien ne subsistera en dehors de Lui. Le cosmos tout entier sera changé et transformé, transfiguré et illuminé. Dieu sera « tout en tous » et le Christ règnera dans l’âme des hommes qu’il aura rachetés. Telle est la victoire finale du bien sur le mal, du Christ sur l’Antéchrist, de la lumière sur les ténèbres, du Paradis sur l’Enfer. Telle est l’annihilation finale de la mort. « Alors s’accomplira la parole qui est écrite: la mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ton aiguillon? O Enfer, où est ta victoire? […] Mais grâces soient rendues à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ » (I Co 15,54-57).

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